La fin d’un État 16
La fin d’un État 16
Éric en avait assez entendu pour cette journée. « Je te retrouverai plus tard », dit-il à Paul qui continuait son sermon sur la Montagne.
Éric se leva, fit les cent pas et sortit. Il courut les clubs, tuant le temps en espérant rencontrer Paul à nouveau le plus tôt possible.
Avec les vacances de Pâques, il devait effectuer un voyage à travers le Canada en compagnie de Paul. Le temps approchait à grands pas et la préparation de cette lune de miel, demandait d’oublier qu’il était impossible de partir avant. Aussi, voulait-il en finir avec ses souvenirs. Il voulait être tout à Paul. Éric ressortit, parcourut les rues et revint à son appartement avec l’ivrogne le plus désœuvré du quartier, après l’avoir bien fait manger.
Médé était âgé d’environ 50 ans, mais il en paraissait 75 avec sa figure rougie par l’alcool. Il était grand et gros, vêtu d’un manteau bourré de toutes sortes d’objets et de papiers ramassés un peu partout, spécialement dans les poubelles. Médé tremblait affreusement dès qu’il était plus d’un jour sans boire.
Le soir, il s’assoyait devant son verre et se parlait puisque personne ne lui adressait la parole. Parfois, il écoutait la radio, ayant sans cesse l’impression que toutes les chansons lui étaient dédiées. Ce qui le portait à pleurer. Il essayait de défricher à travers celles-ci ce qu’on cherchait à lui dire. Il s’était avec la radio, créé un monde à lui, sans frontière, mais tout à fait impersonnel, un monde qui l’appelait aussi bien à l’amour qu’à la révolte.
– La vie, mon vieux, de dire Médé, ce n’est pas un cadeau. J’ai rencontré un gars de Vancouver qui m’a dit que ce n’est guère mieux là-bas, même si l’assistance sociale paye davantage.
Depuis quelques années, les jeunes Québécois ont envahi Vancouver. En quêtant tout le monde, ils nous rendent la vie plus difficile. Avec tous ces jeunes, il est presque impossible maintenant de survivre. Maudits cheveux longs! Aussi, il est difficile de trouver un endroit pour coucher. Les hôtels du gouvernement fixent des heures d’entrée très tôt ainsi que l’enregistrement.
La Salvation Army est moins généreuse et se fait plus exigeante quant à l’assistance à ces cérémonies, si on veut manger après.
C’est tout de même mieux qu’être un Indien à Edmonton où, avec un peu de boisson dans le corps, ils doivent aller coucher sur le plancher dans une bâtisse adjacente à l’hôtel gouvernemental. Ce n’est pas trop mal, les hostels, nous n’en avons pas encore au Québec. Il est possible d’y demeurer aussi longtemps qu’on veut, nourri et logé.
J’irai y faire un tour bientôt; mais pas l’été, il y a trop de monde sur le bord de la route. C’est bien évident, puisqu’avec des hostels tu ne retires pas un sou du bien-être social. Tout est fait pour nous forcer à travailler; mais c’est, dit-on, encore moins pire qu’aux É.-U. où les gens sur le bien-être, ayant plus de deux enfants, sont déclarés fous et stérilisés.
Nous vivons dans un bien drôle de monde où il faut nécessairement travailler. J’ai moi-même bien de la difficulté à survivre puisque les prix grimpent plus vite que les allocations. Pourquoi faut-il tant travailler, sinon pour nourrir les riches?
Évidemment, ceux qui travaillent se font une gloire d’avoir gagné ce qu’ils ont. Ils sont trop bêtes pour s’apercevoir que leur vie n’a aucun sens et ne font qu’appliquer ce qu’on leur a appris enfants. Rêver à devenir papa, avoir sa maison, ses autos.
Ils s’imaginent qu’ils doivent payer notre bien-être avec leurs taxes alors que ce sont les grosses compagnies qui mangent presque tous les revenus du gouvernement. On accepte cela parce qu’il est enseigné que c’est normal. Il faudrait que tous les travailleurs se rendent compte qu’ils ne devraient pas en vouloir à ceux qui veulent vraiment vivre leur vie et leur liberté. Si on écoutait ses supposés lâches, les grosses compagnies paieraient plus de taxes et encore moins leurs travailleurs. Ne pas vouloir travailler est un moyen comme un autre de critiquer la société, et sans critique, une société n’avance pas, ne s’améliore jamais.
– Pourquoi tu ne travailles pas comme tout le monde? demanda Éric. Tu n’es pas un maudit décrocheur, mais peut-être un sale ivrogne, un parasite?
– Un parasite est celui qui vit aux dépens des autres… les riches le sont bien plus que moi. Ils sont non seulement subventionnés, mais ils maintiennent la majorité des gens esclaves avec leur maudit argent, leur besoin de profits, de dire Médé.
– Je te nourris avec mes impôts…
– Je ne te donne pas un salaire de crève-faim qui te permet à peine de survivre pour faire plus de profits. Je ne fais pas crever personne pour protéger mes intérêts. C’est curieux comme on est intolérant et moraliste contre un pauvre qui ne peut pas se défendre. On arrive vite à s’excuser, se déculpabiliser de vouloir être riche aux dépens de tout un chacun puisqu’en excusant le riche, c’est surtout son désir de futur riche et de vouloir prendre tous les moyens pour y arriver que l’on excuse.
Quant à moi, je n’aime pas agir d’une façon stéréotypée. Être pris à heures fixes à faire toujours les mêmes choses. Pourtant, je ne fais que cela maintenant. Je vagabonde, n’ayant pas assez d’argent pour me payer d’autres divertissements. La bibliothèque, c’est intéressant un temps, mais à un moment donné, tu sens le besoin de changer d’endroit. Ce doit être comme dans les hostels de mon ami à Vancouver. Il dit s’être écœuré parce que la plupart des gens y sont laids à faire peur et que ces endroits ressemblent tant ils sont uniformes, à des cliniques psychiatriques. Même pour manger, tu revois toujours les mêmes figures du White Lunch, le restaurant des pauvres à Vancouver. Un restaurant infect puisqu’on te nourrit peu pour ton argent, pourtant notre argent est bon qu’il soit du bien-être ou pas. S’il te manque un sou, on n’hésitera pas à te laisser crever de faim. Sûr, tu seras engueulé.
Dans le BC, selon mon ami, le gouvernement n’aurait de socialiste que dans sa manie de tout nationaliser, mais il veut administrer les biens publics comme une grosse compagnie. Pour le reste, c’est la même chose que les conservateurs, travailler pour dépenser, avoir l’impression d’être libre tout en sentant que tu n’as droit d’exister qu’en fonction de ta production. De choisir tous les quatre ans ceux qui t’exploiteront.
Aussi, ça fait longtemps que je ne vote plus, ça ne sert à rien; t’as toujours des bandits à la tête des gouvernements. Le monde est fou. Il croit encore dans les élections. Il accepte tout, même de vivre comme des robots pourvu que les autorités leur aient appris à vouloir dominer eux aussi.
Tu n’as le droit à rien, si tu ne leur lèches pas le cul. Le gros problème du monde aujourd’hui, ce n’est rien d’autre que la monotonie. Tu ne peux pas faire autrement, un jour, tu dois te rendre compte que ta seule individualité existante est ton degré d’intégration à la grosse machine.
Le vieux Médé buvait. Plus il buvait, plus il perdait de sa lucidité face à la société. Avant de s’endormir dans sa griserie, il ne dit rien à Éric d’intéressant, sauf qu’il buvait pour se détruire.
– Personne ne m’aime, dit Médé, et je n’aime personne. J’ai peur de la mort, aussi, ne me reste-t-il que la boisson. J’aimerais m’y noyer. Souffrir assez pour ne pas avoir de remords et pouvoir blâmer les autres de m’avoir assassiné. Je bois parce que je m’ennuie. Parce que je ne suis rien. »
Éric s’ennuyait affreusement de Paul. Il lui était impossible de vivre heureux sans lui. Tout était vide en son absence puisque Paul lui apprenait à oublier les raisons pour lesquelles les gens acceptent de se prostituer à la survie plutôt que d’exiger une vie pleine et entière à l’image de son intérieur, de ses désirs.
Avec Paul, tout devenait un grand jeu, n’ayant pour but que s’amuser, expérimenter, découvrir. Plutôt que de saisir la vie par le besoin d’exprimer sa force, Éric la percevait sensuellement.
Grâce à Paul, il pouvait donner à sa vie, une consistance, une dimension, une étendue sensuelle. La vie était chaque pore du corps de Paul, de la fraîcheur de sa peau à la senteur de ses cheveux. C’était ce corps qu’il sentait vibrer, s’illuminer par la gracieuseté des lignes qu’il apprenait à connaître, dont il s’imprégnait.