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La fin d’un État 11

février 12, 2021

La fin d’un État 11

À mon arrivée à Québec, les premiers jours, je me promenais, seul, abandonné, traqué à l’idée d’aller coucher à la Saint Vincent de Paul où ça sentait la pisse et le fond de tonne ou au 117, en cellules, où tu n’avais même pas une couverture et où, assez souvent, un soulon gueulait contre les bœufs. J’ai eu bien envie de me suicider ces journées-là puisqu’aussi loin que je pouvais voir dans mon avenir, je m’apercevais devant les vitrines, le ventre creux, devant les maudits beaux spécimens de mets apprêtés.      

Je ne sais pas si tu as déjà ressenti ça. C’est terrible. T’es presque obligé de t’attacher les mains entre les deux jambes pour ne pas briser la vitrine. Tabarnak!  Ces odeurs, pis ces couleurs qui te tournent dans la tête aussi vite que l’estomac, les jambes qui t’amollissent, les étourdissements, pis toi qui regardes en disant : « Y a pas une maudite loi au monde qui te garantit que tu peux manger quand tu as faim. Les doigts te crochissent et tu te retiens. Tu souhaites bien t’évanouir pour oublier ta faim, parce qu’ainsi quelqu’un va s’occuper de toi; mais cette aide en pleine détresse tu peux la mettre en doute.             
Tu continues de marcher avec une certaine ivresse, quand ce n’est pas des maux d’estomac qui te crampent en deux, une ivresse qui ressemble un peu à quand, t’es saoul, ou que t’as pris trop de café.  Oui! Je me voyais tel que je suis : un orphelin dans sa propre famille. J’ai eu peur de moi. Je suis reparti en riant aux larmes.    

Heureusement, pour moi, le lendemain, je trouvais un emploi à laver de la vaisselle. Il n’y avait pas de machine, c’était au torchon. Une ou deux petites serveuses auraient pu tout au moins être gentilles. Pas du tout. Elles se contentaient de me regarder avec des yeux de bœufs perdus dans leurs courses et les cris du boss italien pour qui je n’étais jamais assez vite.      

J’ai alors pensé à la rébellion « ça du bon, mais ça doit se faire en trois étapes. La première : tuer les patrons qui te font chier; la deuxième : occuper l’usine, le fusil au poing et en prendre à jamais le contrôle. Finalement, si tu ne peux pas gagner, les détruire toutes les unes après les autres, en forçant le gouvernement à te bien faire vivre comme assisté social ou en ayant pris soin d’organiser auparavant un système parallèle de ravitaillement.   

Il n’y a pas d’autres moyens. Qu’importe!   Mais je l’ai ressenti cette fois-là. J’aurais voulu avoir un revolver à la place d’un torchon. 
Ce fut quand même une période agréable parce que j’avais trouvé sur la deuxième rue, une maison de pension extraordinaire avec le petit Laurent, qui avait le diable dans le corps, le père Gosselin, qui discutait toujours avec des airs de premier ministre, en dispute avec sa fille aînée. Un bonhomme resté accroché au temps de l’Église, qui préférait certainement Dieu aux humains; mais un gars qui, sous ses airs de gratteux, avait un cœur grand comme le pays. Un gars que j’ai bien aimé.        

La pension avait une maîtresse. Une belle et grande femme, blonde, un peu grisonnante, dans la cinquantaine, qui cachait un cancer derrière son rire et son amour de la vie. C’était la mère et la confidente de tout le monde, toujours prête à rendre service, à bavarder, à encourager grâce à une connaissance extraordinaire des humains. Elle avait de la tendresse et de la délicatesse, une sainte comme disaient certains; mais plus que ça, quand on y pense deux fois, Alice Thibodeau, c’était son nom de fille, était vraiment une femme. Elle gardait pour pensionnaires que des étrangers que le bureau de l’immigration lui envoyait. Moi, j’ai été le cas spécial. Celui qui, par hasard, se trompa d’adresse et conserva la chambre juste le temps de devenir aussi un membre de cette grande famille. J’ai bien aimé son appui et ses encouragements, mais faute de patience… pensant valoir plus qu’un chien, j’ai perdu mon emploi et je n’en ai pas retrouvé d’autres.           

Je quittai la maison à contrecœur alors que je commençais à m’y sentir à l’aise. Le lendemain, un drôle d’énergumène de la pension ne pouvant obtenir de bourse pour étudier décida d’aller passer le chapeau au bureau du ministre de l’Éducation. 

La bonne madame Gosselin m’avait chargé une pension inférieure à ce que je pouvais payer, en me disant que j’en aurais sûrement besoin pour acheter les chaussures de Paul. Elle pensait à tout, cette femme-là, à tout ce qui pouvait te faire plaisir, tout en étant bien à sa place.      

Si j’avais un monument à ériger, je l’érigerais pour personne d’autre qu’elle, parce qu’elle était simple et t’apprenait à aimer la vie en t’acceptant telle que tu es. “La petite nature, disait-elle, c’est fort.”  Et aussitôt elle te trouvait une qualité. Chère madame Gosselin! J’en conserverai toujours un bon souvenir. La seule personne qui m’ait vraiment aimé parce qu’elle me respectait assez pour me comprendre, et m’accepter tel que je suis.

Anatole ne se levait pas tant pour aller pisser que se permettre à la cachette d’essuyer les larmes qui lui envahissaient les yeux. Il avait tellement aimé cette femme, cette deuxième mère…     

– Même qu’aujourd’hui, il faut payer pour aller chier. C’est-y assez fort, bougonnait Anatole en partant, incapable de dissimuler son malaise. Il n’était pas encore assis, au retour, qu’il commençait à chanter une petite « tune », en giguant.

– Il faudrait être assez fou pour toujours chanter, même dans les pires moments, ajouta-t-il, avant de commander une aspirine, ayant tellement fait d’efforts pour réfléchir que la tête était prête à lui sauter.           

Face à la vie, il n’y a qu’une solution, mon Éric. Boire! Boire! Boire! Toujours boire pour ainsi ne jamais penser et s’en souvenir après. Boire en espérant que le plutôt possible un cancer du foie viendra te chercher.   Quand tu ne te souviens de rien, tu peux recommencer toujours en allant un petit peu plus loin dans la déchéance puisque t’apprends à ajuster la dose selon tes humeurs. Tu cesses de t’enfoncer inconsciemment dans la merde sociale.     

Tes amis commenceront à te haïr, si ne payes pas à ton tour, tes enfants t’en voudront de boire plutôt que de les gâter, et quand tu seras certain que personne ne te pleurera, ce sera le temps de mourir. Tu crées un tel réseau de dégoût que tu finis toi-même par te dégoûter. Aussi, quand tu meurs, tu te dis que t’as eu ce que tu mérites. Tu te dégoûtes toi-même de toi. Tu as alors l’avantage d’attendre ta mort sans rien espérer.   Tu es un végétal, un arbre mort.

Si j’étais révolutionnaire, j’inventerais une méthode pour oublier ceux que tu dois oublier pour être heureux. Mais alors tu comprendras qu’une révolution est inutile si tu ne changes pas ta condition à toi. Les révolutions ne pensent pas aux ivrognes sinon pour les parachuter encore dans d’autres normes, d’autres vocations plus acceptables. Un ivrogne fait de la bonne chair à canon. Aussi, il n’y a de vrai que l’instant avant « le grand effondrement sous la griserie ».   

Tu causes beaucoup pas tant pour causer, mais pour chercher quelque chose à partager avec les autres. Tu veux entendre ta voix, sentir que tu parles et qu’il existe un mode de communication par ondes avec les autres. C’est une perception des sentiments qui se promènent de partout.   Tu ne sais jamais si ce sentiment t’apparaît dans toute la pureté de l’instant présent ou s’il remonte dans tes chairs directement du passé comme un « rot ». La bouteille est un long apprentissage de lutte contre un désespoir assez profond pour avoir atteint les couches de la solitude la plus complète ou de la folie.            

Automatiquement, Anatole prenait deux autres drafts, qu’il sentait lui gonfler l’estomac. Il savait, dès lors, qu’il venait d’atteindre le point de sursaturation. Quelques minutes plus tard, inévitablement, le conscient tirera les rideaux, son passé de peurs et de frustrations s’abattra sur lui et seuls des instincts de conservation l’amèneront à entrer en guerre avec tout un chacun qui, d’un coup, perdra leur identité et n’aura d’existence qu’à travers une vague sensation de douleur morale faite d’écrasements, de fatigue, d’impuissance, et surtout d’humiliations. Ainsi, Anatole s’efforcera de combattre son karma à travers tous ceux qui lui tomberont sous la main, amis ou pas.      

À ce moment, inutile de lui parler. Il est déjà ailleurs, dans un vide absolu que la mort ne modifierait en rien.   Il a réussi, comme il le voulait, à se tuer psychiquement en attendant le vrai moment, la vraie mort. S’endormir, c’était la grande pratique qui finira bien un jour par arriver définitivement. Ce sera la dernière représentation. On n’a pas besoin de crever pour savoir le souvenir qu’on laissera.    

Anatole se croit déjà mort, un fantôme, et le lendemain, il percevra cet avenir à travers ceux qu’il a rencontrés la veille. Leur présence fera son ciel ou son enfer. Anatole est déjà du monde des trépassés. Il n’envisage pas les choses autrement.


Fidèle à son épouse comme à sa bouteille, Anatole n’avait trompé Simone qu’une seule fois. Cet hiver-là, Anatole avait parcouru un coin de pays qui lui était encore tout à fait inconnu. Après avoir sué à Sherbrooke, en montant la rue King, il avait « trôlé » une femme, toute de vert vêtue qui s’était avéré une colleuse de contraventions. Énervé, Anatole prit un autobus qui menaça de tomber en panne une bonne dizaine de fois. Ce ne fut que de justesse qu’il rejoignit le groupe sur la Wellington, face au Palais de justice où l’on retrouve les jeunes en mal de chair fraîche. Ils allèrent en bandes se dégraisser le gosier au LaSalle et se sont faits presque asphyxier à East Angus par les odeurs de la Domtar, compagnie aussi championne dans la pollution de la Saint-François que la Dominion textile l’est pour la rivière Magog.

Anatole s’est laissé glisser à l’enchantement des paysages de la région de Scotstown. Ce fut le paradis. Un aperçu des paysages qui doit exister dans le ciel, si ciel il y a.


Scotstown est une bien petite ville dont l’industrie principale est le bien-être social. Cette industrie s’est implantée avec la fermeture d’une usine de bois, fermeture qui eut un tel impact sur la population que personne n’osa reconquérir l’espérance. 

Les assistés sociaux n’étaient ni des paresseux, ni des gens indignes d’un emploi, au contraire, ils étaient intelligents et créatifs. Conscients que ce n’était pas leur faute si la situation était telle, il laissait au gouvernement, leur père bienfaiteur, le soin de les sortir de l’embarras. Certains y parvenaient mal, d’autres y faisaient fortune, à preuve cet assisté qui partit pour Osaka, au Japon, prendre une cure de rajeunissement à même ses prestations d’assistance sociale.

Scotstown, à première vue, donne l’impression de dépérir. Près de la rivière, certains taudis rappellent les vieilles villes abandonnées du Far West. Ce n’est pas encore Val-Jalbert, mais en bonne voie. Par contre, le château, habité par une vieille originale fardée de blanc à la Fellini (un vieux restant de noblesse comme en témoigne son mari) le presbytère et l’église faits de beau granit local (dans tous les villages pauvres du Québec, il n’y a de riche que l’église)  ainsi qu’un High School désaffecté, devenu depuis centre de loisirs, témoignait qu’il fut un temps où Scotstown pouvait concurrencer de haut La Patrie, un petit village situé plus loin, près de Lac-Mégantic.          

Toujours en était-il qu’Anatole se promenait sur les routes, ruminant les beautés des étendues à perte de vue quand sur la route près de Woburn, dans un champ, près d’un tas d’ordures, il fut intrigué par d’étranges bruits.  Était-ce des jeunes qui se préparaient au braconnage? Il s’avança et aperçut une espèce de hangar, avec sur le côté, un drapeau anglais à moitié monté, et une vieille qui, devait avoir dans la cinquantaine, avec déjà des cheveux blancs, le visage ridé, avec l’allure un peu sauvagesse, essayait de dégager un morceau de bois.

– Attendez, je vais vous aider, sa mère, avait crié Anatole, déjà dans la neige jusqu’à la fourche.     

À son grand étonnement, il vit la vieille disparaître puis réapparaître avec un fusil à la main. Il eut la peur de sa vie quand les balles lui sifflèrent de chaque côté de la tête. 

– Sacre ton camp, suppôt de Satan. Curé mal attriqué. Je vais te montrer, vieux Christ, si on vient ici, chez une pauvre dame, sans avertir. Je vais te plomber le cul et te le faire lécher par mes chiens… Va!            

Anatole vira de bord et arriva tout essoufflé à l’hôtel.

– Appelez la police!   Appelez la police !  il y a une vieille folle qui me court après.  

Tout le monde riait. Humilié, mais calmé, Anatole raconta son histoire au barman, un français qui était accompagné d’un manchot, un vieil Anglais, qui s’entêtait à ne pas parler français et qui prenait plaisir à engueuler tous les Français qu’il ne connaissait pas ou qui lui semblaient assez jeunes pour leur faire la morale. Le manchot en profita pour faire son petit tour de « raciste » alors qu’Aristote exaspéré s’écria :         

– Vieux baptême! Ferme ta gueule ou ton autre bras, je vais te le planter dans le cul!

Une telle réponse avait fait scandale. Anatole s’en foutait puisqu’il croyait sincèrement qu’il serait impossible de créer un état d’esprit propice à la révolution, sans avoir obtenu au préalable de toute la population, la conviction d’une appartenance à un même pays, et ce, au prix de chasser du territoire tous ceux qui s’y opposaient. 

– Quand viendra le temps de mettre le proprio dehors, ce ne sera plus le temps de se consulter entre locataires, disait-il. La maison nous appartient et nous la reprendrons. Ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à partir avant.

Pour Anatole, il ne s’agissait pas d’une guerre de langue bornée, mais d’assurer la survie de la culture française en Amérique et d’ainsi du même coup protéger ses arrières quand la grande étape se présenterait. « Québec français d’abord, l’indépendance ensuite, finissait-il par proclamer. S’il n’y a pas mal à parler deux langues, il est mortel de vouloir en vivre deux. On ne peut pas avoir deux façons de penser différentes en même temps.»    

Gilles, un grand et gros bonhomme qui se tortillait les sourcils comme les poings, s’approcha et le dévisagea.   

– À Scotstown, dit-il, l’air supérieur et en colère, il n’y a pas de guerre entre les Français et les Anglais. Sachez-le. Des maudits révolutionnaires (il se contorsionna le bec), nous on casse ça comme ça, fronçant les sourcils et les poings, imitant le geste de torsion, ce qui le rendait encore plus laid. 

Anatole se ferma la gueule, même s’il aurait bien voulu abattre le vieil abruti de manchot et traiter Gilles de lèche-cul. Surtout qu’Anatole avait appris la veille par ses amis qu’une petite usine locale, l’entreprise Beauchesne, ne pouvait pas obtenir de crédits pour poursuivre ses opérations à cause des Anglais qui menaçaient la banque de retirer leurs fonds si la firme Beauchesne était aidée, et, ce, même si cela aurait créé 10 emplois et aider le père d’une grosse famille. Pas d’aide non plus du fédéral qui exigeait d’abord cette garantie de la banque.

– Des Anglais coopératifs et indulgents, songea Anatole, sachant qu’en plus de l’affaire Beauchesne, ces Anglais avaient essayé de tuer le projet du peintre Frédéric pour sauver l’économie locale par les arts.

Ces Anglais ne voulaient tout simplement pas que viennent des touristes, car, il tenait à leur calme. Ils préféraient avoir des pauvres à faire face à un progrès qui aurait pu entraîner une augmentation de taxes. Une autre minorité qui contrôle tout.

– Baptême que le peuple québécois est rendu bas, prêt à lécher le cul de leur maître pour ne pas avoir de problèmes, s’était contenté de penser Anatole, peu fier de sa couardise.       


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