La fin d’un État 10
La fin d’un État 10
On devrait tous se promener à bicyclette ou en transport en commun. On pourrait aussi utiliser des moteurs à l’eau ou à l’électricité. Ils existent déjà, mais on les interdit pour ne pas nuire aux riches pétrolières. Ça les fourrerait les maudits!
Tu vas voir si Général Motors n’a pas des octrois pour empêcher les mises à pied. Cette crise, c’est un bluff, que je te dis.
Les gens croient dans cette crise parce qu’ils manquent d’essence; mais ils sont trop fous pour se demander pourquoi il n’y a pas de pétrole quand il y a autant de puits en production. Qui a intérêt à organiser une guerre et une crise auparavant, pour mieux la faire accepter?
Éric se demandait souvent où Anatole allait chercher tout ça.
– C’est comme au Biafra ou en Amérique latine, où ce fut pareil, de dire Anatole. Une compagnie de pétrole amena deux pays à se battre pour les puits qui devaient supposément y exister. La brousse fut dévastée, plus de 80,000 hommes furent tués avant que la compagnie annonce que les puits de pétrole étaient, somme toute, sans importance.
La guerre prit fin d’un coup avec le rêve de puits de pétrole. Ils étaient tous morts pour rien. C’est ainsi que les grosses compagnies se foutent du monde. Nous, les hommes, nous ne sommes rien, moins valables que l’argent, que leur concurrence et leur puissance…
Ce doit être ça, Dieu : un alliage de religion, de l’armée et des grandes compagnies… une invention pour nous maintenir par la psychose dans l’inégalité, la hiérarchie, l’autorité, quoi!
L’autorité, cette très chère autorité. On nous a appris à ne pas être capables de nous en passer, à en avoir besoin pour nous protéger. Cette autorité est aussi bien la mère qui te couve et t’épargne tous les ennuis alors qu’elle devrait t’apprendre à vivre autonome. Pour un gars, le père te sert de modèle, il t’apprend la réalité. Avec lui, tu sais que l’homme n’est pas aussi beau que la mythologie le prétend, car il est un esclave, un impuissant. Les parents sont là pour appliquer, définir et régir la morale. Le Code pénal, les députés, la police, les curés, les psychiatres font partie de la famille élargie. Toute cette clique veille pour s’assurer que tu sois bien intégré, sans distorsion entre la réalité et tes besoins. Les ordres du milieu auxquels tu devras te plier.
Et, les gouvernements, me direz-vous? Ces furent les plus grandes et les premières barricades pour mener à bien l’exploitation du peuple, un geste de subtilité et d’hypocrisie inventé contre les révolutions. Donner au peuple un semblant de pouvoir calmera la violence de leurs humiliations. Alors qu’on s’attaque aux gouvernements, qu’on massacre tous les dirigeants officiels au nom d’une révolution, ceux qui détiennent vraiment le pouvoir demeurent à l’abri, attendant les futurs dirigeants qui remplaceront ceux qui sont déchus pour imposer leur compromis.
Ces riches sont les intouchables, les corporations, les compagnies multinationales. Ce sont eux qu’il faudrait atteindre, mais les pauvres sont divisés et ignorants. Sans ces compagnies, le peuple croit qu’il n’aura pas de travail et sera exposé à la faim, alors que les corporations grugent par leurs pouvoirs des privilèges et des subventions.
Ainsi, le peuple a faim par sa faute et ceux qui le composent se contentent de se déchirer entre eux, faute de s’attaquer à plus puissant. Durant ce temps, les états financiers de ces grosses compagnies font la pluie et le beau temps quant à l’emploi, aux payes, au coût de la vie et même du crédit.
Tu fais une grève pour avoir plus de salaires, le lendemain le coût de la vie augmente, et ce, quand tu ne t’es pas fait fourrer par ton syndicat parce que les syndicats sont parfois devenus eux -mêmes des corporations à profit, même si c’est plus camouflé.
Les compagnies parviennent à se faire payer de généreuses subventions à même nos taxes alors que tout le monde crie contre le bien-être social et l’assurance-emploi qui coûtent toujours trop cher parce que là ce sont ni les riches, ni les bourgeois qui en profitent. Les moyens en veulent aux petits qui essaient d’oublier par la télévision et le skidoo, leur véritable situation sociale à travers ces instruments de richesse artificielle. En ayant ta bagnole, tu crois « avoir réussi ta vie », t’en veux plus, parce qu’on t’a appris tout jeune à voir le succès qu’à travers cette perception du tape-à-l’œil.
Tu restes vide et insatisfait parce que la mécanique ne comble pas encore tes sentiments. Ça t’empêche d’être toi-même, de répondre directement, sans substitut payant pour le système, à tes vrais besoins… Ceux qui n’ont pas été créés par l’environnement, le regard des autres. Ça t’empêche de rêver trop grand, même si tous les jours on te chante de prendre ta petite 50 en plus. Le système a réussi à canaliser la réussite à travers un rôle, incrustant en miniature, en chacun de nous, son principe moteur du toujours plus haut, toujours plus loin.
T’es tellement occupé à te réussir que t’oublies que t’es loin d’être seul à te rater. T’attends tout de Dieu, du gouvernement, de la loto ou du boss parce qu’au fonds de toi on t’a appris que Dieu dans sa bonté n’oublie jamais ses enfants. Ne te sentant pas si mauvais que ça, tu crois fermement que Dieu n’acceptera sûrement pas cette injustice à ton égard, qu’à un moment donné il va la réparer.
Tu crèves en espérant toujours qu’un jour tu seras reconnu, qu’il te sera rendu, selon ce que tu juges vraiment valoir. Tu crèves en te rendant parfois compte que t’avais raison de penser avec atrocité depuis ton enfance que tu as été trompé et que cette grande tricherie se perpétue. T’es comme le lièvre qu’on fait courir en ayant pris bien soin d’y pendre devant une carotte de caoutchouc qui lui semble de plus en plus belle, au fur et à mesure qu’il se fatigue. Il lui arrive même de croire que cette misère a une raison cachée d’exister, pour te préparer à un grand rôle. Tu te prends pour un martyr que le ciel a choisi pour transformer le monde jusqu’à ce que tu t’aperçoives bien plus tard que c’est faux aussi. T’es un gars bien ordinaire qui se forge un monde pour oublier la réalité.
Anatole s’arrêtait. Les yeux lui brillaient comme s’il apercevait soudain la carotte.
– Moi, mon garçon, dit Anatole, il n’y a qu’une chose que j’ai toujours aimée parce que ça m’a toujours fasciné : les fleurs.
Eh oui! C’est peu et pourtant, c’est mon monde. Quand je vois une fleur, je me sens transformé. Je suis heureux.
Je suis obligé de m’arrêter, de la sentir, de la regarder et de lui toucher un peu. Ne pas la casser. Oh non! Je n’aime pas les fleurs fanées, ni les fleurs artificielles. En ville et en province, près de Drummondville, je connais toutes les sortes de fleurs qui poussent.
Malheureusement, depuis belle lurette, il y en a de plus en plus de nouvelles fleurs. C’est important de toujours en avoir que tu ne connais pas, ça aiguise ta curiosité et ça te permet de rêver un pays, une planète où elles poussent. Quand tu sais tout de la fleur, du moins, l’essentiel de leur beauté, alors elle perd de sa valeur. Moi, je n’ai plus de fleur nouvelle et les milliers que je connais ne m’attirent plus autant. Elles sont devenues un paysage trop familier.
Il faudrait que je parte, mais pour partir, il ne faudrait pas que j’aie d’enfant. La bonne femme pourrait s’organiser toute seule, elle serait même plus heureuse; mais les enfants, eux, ce n’est pas pareil. Ils ont peut-être besoin de moi quoique j’en doute ou peut-être aie-je besoin d’eux pour croire dans mon utilité dans la vie. La paternité est une paire de menottes qu’on te passe très jeune. C’est l’illusion de ton utilité… Il faut bien croire dans son utilité puisque la sainte Église, riche à craquer, grâce à la foi, nous a embauchés dès notre enfance dans le rôle d’un esprit qui n’en est pas un, mais qui se comporte comme s’il en était un. Le pire, pour ne pas trop te mentir, t’es bien obligé de croire en ces sornettes ou du moins d’en douter. On ne peut pas tout savoir. Mais on sait que dans la vie on se fait toujours mentir ou exploiter. Il faut bien croire que quelques-uns sont comme toi, devenus hypocrites et menteurs juste assez raisonnables pour ne pas se suicider.
Chacun se crée son petit paradis artificiel, dit Anatole, selon ses intérêts, avec ou sans dope. J’ai un jour songé que je pourrais faire venir de nouvelles fleurs, mais ça coûte des sous et le climat ne leur permettrait pas toujours de survivre. Pour avoir des sous, il faudrait que je travaille et personne ne veut m’employer. Je suis trop vieux, pas assez instruit, trop exigeant comme bien des jeunes trop instruits, trop idéalistes, et aiment plus leurs cheveux longs que leur travail. Je les comprends, les jeunes, d’être aussi écœurés, eux, qui ont besoin d’aller vite et qui se doivent d’attendre le jauni de la paperasse. J’ai voulu me suicider qu’une fois. C’était à Québec…
J’étais allé chercher un emploi avec presque rien en poche. C’est beau, Québec! Baptême que c’est beau! Juste à y penser, j’ai un pincement au cœur. Et, les gens sont formidables. La terrasse, les plaines, les monuments antiques, le parlement y compris, ça revire un gars à l’envers, ce n’est pas long. J’y ai été peu longtemps, mais j’ai gardé un souvenir éternel, même si on tue la vielle capitale à coups de gratte-ciel et d’autoroutes…