La fin d’un État 9
La fin d’un État 9
Éric ne croyait rien de ce que racontaient les séparatistes. C’était, à son avis, une bande de fous, impuissants à faire accepter leurs réformes, même si plusieurs étaient de toute évidence très bonnes, par la majorité. C’est avec des éclats de rire qu’il apprenait qu’en Algérie, tout le peuple arabe soutenait le maquis contre les colons, que chacun du groupe trouvé coupable d’avoir comploté avec l’ennemi était exécuté, pendu contre un mur, la tête en bas, les organes génitaux dans la bouche. Il savait aussi que le Québec n’était pas préparé à la révolution puisque la masse n’était pas armée ou prête à seconder les belligérants.
Il y avait encore trop de risques de trahison, trop de peur. Une perquisition générale par l’armée et une saisie de toutes les armes seraient encore possibles et surtout, les fédérastes avaient une arme psychologique qui aurait d’un coup fait débander tout le monde.
- En Algérie, pensa-t-il, chaque quartier, chaque maison avaient sa propre organisation. Tout ce qui n’était pas arabe était passé aux armes et ça duré sept ans. Qu’en serait-il du Québec contre les USA, sans être bien organisé et appuyé par le peuple entier, sans être appuyé par la gauche tant du Canada que des États-Unis, afin d’éviter un bain de sang inutile. Et, peut-être comme cela s’est passé en Amérique du Sud, entraîner l’extinction d’un peuple entier?
Éric s’attardait à penser aux enfants ainsi qu’aux nombreux innocents qui sont automatiquement assassinés dans des cas de jalousie ou de vengeance personnelle. Il ferma les yeux et préféra mettre fin à une réflexion aussi difficile.
– Tant de morts pour rien, se dit-il.
Une seule fois, Paul lui glissa, une réflexion politique, en regardant un compte-rendu d’élections :
– En voilà, une autre de volée! Un jour, y vont sauter ces maudits-là.
Ce à quoi Éric s’était contenté de répliquer :
– Le monde ne veut rien savoir des séparatistes. Il faudra bien vous rendre à l’évidence. Les Québécois sont pacifistes et le fédéral ne laissera jamais le Québec se séparer sans y envoyer l’armée. Puis, oublie ça. T’es trop jeune, trop petit et surtout trop propre pour t’intéresser à des choses comme ça. Ceux que tu condamnes pensent peut-être réaliser un idéal, eux aussi, à leur façon.
Au grand plaisir d’Éric, Paul semblait avoir oublié le fait politique. Pourtant, à quelques reprises, à la suite de manifestations pour la langue, au cours desquelles les vitrines et les vitres de Westmount volaient en éclat avant l’intervention rapide de l’anti-émeute, Éric soupçonnait Paul d’y avoir participé.
Il en voulait aux dirigeants révolutionnaires, les accusant injustement de se servir des jeunes, oubliant que les libéraux, aux dernières élections avaient engagé des scouts pour donner du charme à leurs tournées. Les jeunes, ça fait toujours plus émotif…
Ils avaient aussi organisé de vastes campagnes de recrutement des cadets de l’armée pour tenir les jeunes en laisse… un bon moyen d’acheter leur conscience.
La politique allait sans doute profondément les pervertir en implantant l’instinct de puissance de manière encore plus efficace que n’importe quel groupe de pédérastes, même les plus vicieux.
On s’imagine qu’obéir à sa nature peut être parfois un vice.
Les émissions de télévision étaient transformées en véritables émissions de propagande. Pourquoi ce qui est mauvais pour la révolution serait-il très bon pour les capitalistes libéraux?
Chaque semaine, Éric pénétrait davantage dans la famille de Paul. Il reconnaissait les petits dans leurs choix de jeux qui détermineront peut-être leur avenir alors que la bière lui permettait de mieux connaître le père.
Éric prit plaisir à passer de longues heures à écouter le père de Paul, Anatole, lui faire part de sa vie misérable.
Fils d’une grande famille, Anatole avait à peine connu son père, celui-ci n’entrant de l’usine que pour grogner ou s’allonger devant la radio. Tout jeune, il avait dû commencer à travailler par obligation familiale, étant un des aînés, et pour avoir quelques sous pour sortir avec une fille.
— Ça coûte cher les fréquentations, disait-il avec ironie.
Puis, était venu le mariage et les petits, les tracas pour les nourrir à autre chose qu’au beurre de peanuts ou de la viande bon marché.
Anatole avait toujours été humilié. En classe, il n’était pas tellement brillant, faute d’y être assez assidu et, par surcroît, il n’était pas ce qu’il y avait de plus beau comme jeune poulain. Pourtant, il se gonflait d’orgueil quand il rappelait que les frères des Écoles chrétiennes l’avaient jadis repéré comme étant un esprit supérieur.
– Je serais bien allé à leur école, mais j’eus peur de m’ennuyer et ma mère de me perdre. Ce devait être vrai puisque trois ans plus tard, j’ai gagné le premier prix en mathématiques pour toute la province. Si j’avais continué, je serais peut-être aujourd’hui un second Einstein.
Et, Anatole se mettait à rire bruyamment.
Anatole avala d’un coup deux verres de draft et continua :
– Je suis mort-né. Pas de chance. Avec l’âge, j’ai perdu tout intérêt pour mon travail. Je n’arrêtais pas de penser que ce n’est pas une vie pour un homme de ramasser des vidanges.
Tu te lèves le matin, toujours à la même heure, fatigué pas fatigué, écœuré pas écœuré. Il faut que ça marche. Il faut une paye pour nourrir les petits en plus d’entendre la vieille gueuler qu’elle n’en a pas assez. Ouais. Tu te fais geler en sortant, espérant que les neuf heures vont arriver le plus vite possible parce qu’alors le soleil commencera à te réchauffer. Chaque jour, c’est la même chose : s’habituer aux odeurs et à la saleté, aux regards des gens. Probablement que t’en imagines plus qu’ils ne pensent. C’est long une vie dans la merde.
Un jour, j’ai pris une brosse et j’ai été congédié. Si j’avais tenu le coup, aujourd’hui, j’aurais une bonne paye. J’ai ensuite couru le bureau de placement, ce bureau de paperasses qui ne te trouve jamais d’emploi. Puis, ce fut l’assistance sociale, la bonne femme qui me traitait de sans-cœur et de vache. Comme si je n’avais pas assez d’emmerdements. Et puis, à force de se le faire dire, on finit par ne plus y porter attention. On ne sait plus si ce n’est pas un peu vrai. J’ai alors commencé à boire comme un cochon.
Il prenait deux autres bières en fut.
Les petits ont commencé à m’engueuler eux aussi. Je suis devenu un objet. Un rien. Au moins avant, si je leur étais étranger, ils ne me méprisaient pas. J’étais devenu un fardeau pour la maison.
Une larme coulait. Il prenait trois autres drafts.
– Je suis bon qu’à être enterré. Je n’apporte que malchance aux autres.
Éric savait que ce passage était toujours difficile à franchir. Anatole exprimait comment de fier de lui-même, il en était venu à se haïr, comme le commandait la société à toute personne qui sort de ses rangs et continue d’en écouter les murmures. Éric sait que pour cet homme épuisé par les sarcasmes, sauf le sentiment de fatalité et sa bouteille, rien ne pouvait plus le retenir à la vie.
– Un jour, je serai un clochard, vous verrez, disait-il avant d’enfiler une ou deux .autres drafts et retourner directement dans son enfance.
– Ah! disait-il pour commencer, c’était le bon temps.
Il racontait la vie en bande, le travail abrutissant des plus vieux, puis s’élançait inévitablement dans ses remarques sociales.
– C’est la faute du gouvernement, aussi. Il nous ment toujours celui-là. Il prétend toujours avoir besoin d’argent et subventionne les multimillionnaires avec nos impôts. Et, quand ça ne fait pas son affaire, il nous fait une petite guerre pour nous mettre à notre place, pour s’assurer que l’on recommence à croire de plus belle. Qu’on le veuille ou non, il faut aller se faire tuer pour rien, pour enrichir les plus riches qui nous font croire que c’est pour notre bien.
C’est comme le pétrole, on nous dit qu’il n’y en pas à cause des Arabes, on monte les prix et on fait des lois spéciales. Pourtant, Bon Dieu, à qui sont les puits du Moyen-Orient et de l’Amérique du Sud? En très bonne partie, ce sont des intérêts américains qui, même après les nationalisations, demeurent quand même les opérateurs. Ce sont des membres des exécutifs des grosses compagnies pétrolifères qui conseillent le président des États-Unis, qui a lui-même des parts dans ces entreprises.
Les compagnies n’ont plus à obéir aux lois antipollution à cause de cette crise qu’ils ont organisée eux-mêmes, tout en nous faisant payer pour leurs nouveaux investissements.