Death City
Death City 2
Il franchit le Canada, entassé dans un wagonnet de fer, nourri de charognes, comme sous le régime politique libéral. Il faisait froid et l’odeur était suffocante. Les groupes des 22 arrivèrent à cinq cent vingt-deux milles au nord de Dawson Creek, un soir, noir comme chez le diable. C’était le premier janvier, à Death’s City.
Arrivé au camp, Maurice était fiévreux. Il ne pensait à rien, mais observait faits et gestes. Il entra dans le «bunk house » qui serait dorénavant sa demeure. Il suivit un long corridor où se trouvaient des chambres de chaque côté. Devant le 22, les officiers lui enlevèrent les menottes, ouvrirent la porte et le poussèrent à l’intérieur. Il faisait juste assez clair pour distinguer un lit libre. Il s’y glissa et s’endormit.
Le matin, Maurice se réveilla alors qu’un homme d’une quarantaine d’années le secouait fébrilement en chuchotant :
— Le nouveau! Hé, le nouveau! Arrives-tu du Québec?
— Oui.
— T’es parti depuis longtemps?
— Une semaine.
Les yeux du bonhomme s’illuminèrent et les larmes aux yeux, il s’empressa de savoir ce qui s’y déroulait. Parfois, il ravalait bruyamment et serrait davantage les poings. Il écoutait religieusement Maurice lui raconter comment les Anglophones du Québec, appuyés par l’armée canadienne, exigeaient maintenant que l’anglais soit la seule langue parlée au Québec, hors des foyers.
Les ouvriers ont perdu tout droit de grève et plus aucun francophone n’a droit à un poste de commande. Nous sommes traités pires que les Indiens avant qu’ils ne soient exterminés. Puisqu’il y avait trop de chômage et d’assistance sociale au goût des Anglais, les gens ont été mis à la ration. Ils ne peuvent rien obtenir sans passer par un groupe de direction anglais qui prend son temps fou avant d’accorder les permis. Des enfants meurent de faim et d’autres de maladies, n’ayant que très difficilement accès aux médicaments, mais la résistance…
Maurice s’interrompit, regarda son interlocuteur. Le silence se faisait de plus en plus lourd. Le bonhomme, devant lui, crispé, attendait qu’il continue comme un enfant à qui l’on cesse sans raison de lui raconter l’histoire commencée.
— Ici, comment est-ce?
Son interlocuteur comprit que Maurice ne lui faisait pas encore assez confiance pour discuter des derniers événements. C’était normal. Il ne se connaissait pas et tout le monde sait que les camps sont infestés de vendus, pour des faveurs, ou encore pour cesser d’être maltraités.
— C’est un camp de concentration, ce n’est pas un camp de vacances. Tu travailles comme un chien. Tu te fais engueuler à cœur de journée. Tu te fais jouer dans le cul, en entrant et en sortant de la mine, comme si tu pouvais y cacher une roche pour assommer ton gardien. Tout de suite, après souper, tu es enfermé ici. Une fois par semaine, on tire un tabac comme un os à son chien. Malgré la poussière, tu n’as droit qu’à deux douches par semaine ainsi qu’à te changer de vêtements.
À date, 22 ont été fusillés parce qu’ils refusaient d’enseigner le français québécois aux Anglais. C’est le seul avantage. Ils ne nous comprennent pas notre façon de parler, parce qu’ils apprennent le français de Paris… mais nous ne pouvons parler joual que deux minutes par jour. Il est presque impossible de se transmettre des plans d’évasion collective ou autre. T’es chanceux. Tu es jeune et beau. Les dirigeants ici ne demandent pas mieux que d’avoir un beau « serin ». Ils disent que personne au monde ne mange aussi bien une petite graine qu’un petit Québécois…
— Je les tuerai, s’ils me touchent!
— Minute papillon! Ici, c’est le seul moyen, surtout quand le jeune comprend l’anglais, de connaître les ordres d’avance et d’essayer de parer les coups : les confidences des lits nuptiaux. On se défend comme on peut. Pour certains, le meilleur acte patriotique est de sacrifier leur virginité. C’est comme en tôle, même dans nos rangs, à force d’être privé de femmes, l’amitié, souvent même l’amour, sert de palliatif et fleurit entre hommes. Attention! Ils viennent, les écœurants.
Ce fut un bruit d’enfer : des portes s’ouvrant, des gardes gueulant les présences. À leur chambre, seuls les trois anciens furent appelés:
— Daniel D. Claude B et Jean S.!
Maurice demeura seul, derrière la porte qui s’était refermée sur lui dans un bruit d’enfer. Il se rendormit et se réveilla quelques heures plus tard en hurlant. De nouveau le bruit. Et un garde s’adressa à lui comme si on s’adresse à un chien que l’on méprise.
— Diner time!
Maurice ne broncha pas. Le soldat s’installa dans la porte ouverte, le fusil à la main.
— Diner time! Hurry up! We won’t wait for you a very long.
Maurice le fixa des yeux. Le soldat ne devait pas avoir plus de 22 ans.