Death’s City
Death City 3
Le silence. Puis Maurice se tournant cria :
— Fuck you!
Aussitôt, une balle siffla près de lui. D’autres gardiens accouraient. Ils se précipitèrent dans la chambre et se saisirent du résistant. Ils s’aperçurent alors que Maurice était en sueurs. Une fois debout, il fit face à un sergent qui le regardait avec pitié pour ne pas dire sympathie. Tout se mit à tourner. Ce fut le vide, le noir total.
Maurice s’éveilla dans une chambre. Peu de temps après, une infirmière se pressait contre lui. Il passa trois semaines en délires, fiévreux, sous les soins attentifs et tendres de cette fille qui de plus en plus illuminait ses rares moments de lucidité. Après avoir vaincu la mort, il devait vaincre ses sentiments. Comment peut-on ne pas aimer une fille qui s’occupe aussi bien de vous dans des moments aussi difficiles à passer?
Maurice en frissonnait à la pensée d’être réduit entre humains à se demander si aimer quelqu’un peut être un acte répréhensible. Après tout, la guerre, ce n’est pas elle qui la veut. La guerre est un meurtre légal en soi. En partant, elle est inhumaine. C’est une bêtise de l’homme pour justifier son orgueil et sa cupidité… Il n’eut pas à trancher le problème, ayant retrouvé la chambre de ses compagnons, après avoir circulé dans Death’s City, guidé par sa petite garde-malade.
Death’s City était une ville en huit. Un bout réservé aux Français; l’autre bout, pour les Anglais. Le tout était séparé par d’énormes murs et des portes d’accès à chaque bout, fortement gardées. D’un bout, des baraques; de l’autre, des châteaux. Maurice pensa aussitôt à Montréal et Westmount. Il est impossible d’y échapper. Impossible de communiquer avec l’extérieur, on entrait à Death’s City pour y mourir, d’où le nom. C’est ainsi que s’était créée chez les prisonniers une nouvelle société, caricature de la première, avec ses couples homosexuels, seuls éléments de fraternité tolérés pour ne pas dire encouragés par les gardiens. Souvent une personne ne songe pas à son bien-être, mais ne peut tolérer que sa douce moitié souffre. Un pouvoir de plus des geôliers sur les prisonniers. C’est le drame. C’était d’ailleurs la seule chose qui permettait à plusieurs de continuer à vivre sans capoter. Il n’était donc pas question de déprécier qui que ce soit qui tombait en amour avec son compagnon puisque l’on savait que tout le monde finissait plus ou moins par succomber ou se suicider. Il y avait assez de problèmes sans y ajouter le scrupule. Les hommes sont généralement différents des féministes qui embrassent les religions qui les ont toujours abaissées. Parfois, être victime, c’est une façon de se croire un héros… même si toute forme de chantage et de dénonciation fait de toi automatiquement un zéro…
C’était le dimanche. Seul jour de congé. Maurice, de retour à la chambre des prisonniers, put connaître quelques-uns de ses compagnons.
Daniel était jadis un machiniste. Il avait trois enfants. Il avait été arrêté pour activités syndicales. Il avait été dénoncé par un « chum» qui voulait sa femme et qui ne recula pas devant ce sinistre manège pour arriver à ses fins. Mais, l’épouse de Daniel le repoussa et, quelque temps plus tard, ironie du sort, il fut dénoncé à son tour. Il se serait suicidé en montant à Death’s City, disait-on, pour ne pas faire face à Daniel.
Emprisonné depuis cinq ans, Daniel n’a jamais pu oublier sa famille, espérant chaque jour que la rébellion accorde au Québec son indépendance et permette la libération des prisonniers politiques. Une fois, un prisonnier avait réussi à passer clandestinement un journal du Québec. Daniel avait éprouvé une telle joie en le lisant qu’à plusieurs reprises il avait fondu en larmes. C’est très difficile de décrire la souffrance éprouvée quand la nostalgie du pays nous prend. Cette sensation d’impuissance! Un cri d’amour qui semble inutile de crier parce qu’il ne sera pas entendu et partagé, mais qui monte de l’intérieur de vous jusqu’à vous arracher les tripes, vous arracher à vous-mêmes. Il faut avoir été privé de français et de culture québécoise pour apprécier combien au Québec cette vie essentielle à l’esprit est riche comparée à ce qui se passe ailleurs dans le Canada anglais à cause de la concentration culturelle anglophone à Toronto. Et déjà, les miettes de la culture canadienne sont noyées dans la grande vague américaine. Pour les prisonniers, il n’y avait que les photos de Playboy qui étaient autorisées sur le camp.
André était un ex-homme d’affaires assez prestigieux. Il avait bien connu la richesse et ses folies. Il n’avait plus que Dieu auquel se rattacher. Cependant, il gardait assez bien le moral en devenant parfois un bon bouffon. Il avait un enfant. Sa vie reposait sur cet enfant qu’il avait laissé alors qu’il était atteint d’une maladie grave. Il ne savait pas, après sept ans, ce qu’il était advenu de sa femme et de son enfant. Avait-il survécu à la maladie? Et sa femme? C’était certainement devenu très difficile pour elle qui n’avait jamais connu la misère. Elle n’aurait sûrement pas toutes les possibilités d’adaptation que connaissent les démunis. André devenait taciturne et solitaire quand ces pensées faisaient irruption.
— Je ne peux m’empêcher, même si je crois à la Providence, de me révolter et de demander des comptes à celui qui est censé m’aimer. Alors, je lis le Nouveau Testament et presque toujours je tombe sur un passage qui répond à mes faiblesses et je comprends qu’il nous aime comme nous sommes. C’est moi qui prêche le Seigneur, et pourtant, je doute jusqu’à me révolter contre lui.
Quant à Claude, c’était un ex-professeur. Sans avoir été engagé dans le maquis, il ne cachait pas sa sympathie à son égard et le fait qu’il y aurait coopéré dans la mesure du possible. Ces opinions si franchement exprimées lui valurent un tas d’ennuis. D’abord, il fut appuyé par un collègue qu’il croyait maquisard, comme le voulait la rumeur, qui scrutait à fond ses peurs.
— Tu sais avec le maquis, si tu parles trop ou si tu dénonces quelqu’un, tu te fais liquider, que ce soit accidentellement ou non.
Claude plus grand discoureur que rebelle acharné avait stupidement pris à son compte un tel avertissement. Aussi était-il toujours divisé intérieurement, grugé par la peur de trop parler ou de faire le jeu des exploitants en se taisant. Ne faisant rien de violent, ne connaissant rien de l’organisation du maquis, il demeura quand même traumatisé par cet avertissement d’autant plus qu’il rencontra nombre de gens, ne sachant pas toujours s’il s’agissait de « stool » ou de véritables rebelles. Il devait faire confiance à son propre jugement qu’il savait faible, de par son ignorance réelle de la situation.
À quelques reprises, il dut, du moins le croyait -il, mettre sa vie en danger pour appuyer ses amis indépendantistes. Cette peur eut pour effet de diminuer de beaucoup la crédibilité des autres en sa sincérité, et pourtant, il était un des rares civils qui aurait risqué sa peau pour le Québec, si cela avait été nécessaire.
D’autre part, pour plusieurs, Claude était bourré de contradictions. C’était un pacifiste jusque dans l’âme, mais il parvenait à comprendre que les maquisards n’avaient plus que le fusil pour sauver le Québec. Tous les autres moyens avaient échoué et ça ne servait plus qu’à reculer l’échéance du grand affrontement, retard qui ne pouvait servir qu’aux Anglais.