Cicatrice à l’âme
Cicatrice à l’âme 8
Tiré du livre Laissez venir à moi les petits gars, publié par Parti pris, Paroles 58,1981.
Sortant tard, buvant beaucoup, cherchant passionnément et sans succès femmes ou garçons, sentant les autres pensionnaires prendre ma place du fait que l’hôtesse ne me devait plus de vivre décemment, en chicane perpétuelle avec mon patron parce que je refusais son autorité, haï des patroneux, je devins de plus en plus agressif.
Ma révolte insécurisait la pauvre dame. Je ne ménageais pas mes paroles quant à sa manie de passer la journée, les portes verrouillées, toiles baissées de peur de se faire violer.
Par ailleurs, mon compagnon m’avait tellement entraîné à rechercher des femmes que j’ai commencé à prendre les grands moyens pour me défouler. Le soir, faute de femme, je mimais, avec mes couvertures femmes ou avec mes mains, de faire l’amour. Je régressais dans ma vie, retrouvant un plaisir de mes treize ans. Je trouvais délectable de me concentrer au point de me ressentir physiquement tout jeune, avec un corps de douze ans. Je m’usais à ce jeu, n’arrêtant qu’une fois absolument épuisé. Après plusieurs mois, même si nous courions pratiquement tous les clubs, sans succès, à la recherche de femelles faciles, je recommençai à m’intéresser aux garçons. Je m’occupai de la promotion du hockey mineur et j’entrai, pour des raisons sociales, dans la
J.O.C. C’est d’ailleurs par le biais de ce mouvement que je me trouvai à nouveau confronté au parti libéral alors que dans la Jeune Chambre, j’essayais de vendre l’assurance hospitalisation. J’avais pensé tout un système, mais je faisais rire de moi puisque dans mon projet, il fallait nationaliser les bonnes sœurs.
Faute de trouver une proie à Victoriaville, je me servis d’une amie pour assouvir mes besoins.
Je fréquentais à intervalles irréguliers une jeune fille depuis des années. Je ne sais si je l’aimais vraiment, mais je le pensais. J’étais devenu un vrai cochon. Elle me trouvait complètement transformé depuis mon séjour à Lac-Mégantic. Je m’épuisais en vain à vouloir lui faire partager mes désirs de couchette.
J’ai décidé de jouer le tout pour le tout. Je l’invitai chez moi, une fin de semaine, ayant tout manigancé pour coucher avec elle. Dès le premier soir, j’ai profité des lieux. Il y avait en haut ma chambre et celle de Bernard, séparées l’une de l’autre par un rideau; en bas, la chambre de la dame. J’exigeai que mon amie couche dans mon lit alors que je coucherais avec Bernard. La dame s’y opposant, voulant qu’elle couche avec elle, je m’engueulai. Rejetant complètement la politesse, je les traitai de lesbiennes. J’eus gain de cause.
Au cours de la soirée, je me glissai dans mon lit, et, malgré les protestations de mon amie, je la pénétrai comme je l’avais longuement prémédité. Je retournai ensuite me coucher avec Bernard avec qui je me livrai à d’autres plaisirs.
J’ai ensuite laissé choir cette amie. Une honte, qui me poursuivra longtemps, s’installa au fur et à mesure que je réalisais à quel point j’étais rendu bas, esclave de mes instincts.
Après cette aventure, j’eus « le bout » tellement en sang que je dus me tenir tranquille un certain temps.
Peu après cette kermesse, je tombai en amour avec Simone, une des filles de la dame chez qui j’habitais. À cause de ma grossièreté et de mon arrogance, avec les pressions de sa parenté, Simone me laissa choir petit à petit. Je n’en ai pas eu trop de remords : après tout, elle était austère dans sa vie sexuelle, et somme toute, elle n’était pas si belle que ça.
J’étais épuisé par mes sorties et mes longues heures de réflexion sur la nécessité d’une révolution au Québec. J’étais absorbé par les réformes à apporter au système électoral, aux moyens à prendre pour assainir nos mœurs politiques et prouver aux Anglais notre capacité d’occuper la place à laquelle nous avons droit, j’étais même farouchement anti séparatiste.
Je tentai d’écrire un livre sur le sujet.
Je rêvais alors de devenir un jour premier ministre. J’étais persuadé que j’y parviendrais à 27 ans, mais qu’en publiant cette dénonciation, je me condamnais à devoir abandonner ce rêve tout en risquant la prison pour oser dire la vérité. Je pris mon courage à deux mains, j’écrivis trois chapitres et les envoyai aux Éditions de l’Homme. Les lecteurs ont dû rire comme des fous en lisant ce texte. On le refusa poliment, disant que je n’apportais rien de nouveau.
J’ai alors rencontré Jimmy. Un très beau garçon de 17 ans. Grand. Blond. Un corps semblable à celui des jeunes grecs. Je l’initiai aux plaisirs de la chair.
Tout en lui faisant part de mes obsessions, dont celle d’avoir un enfant, devenir quelqu’un d’important pour me consacrer au bien du pays, je rêvais souvent au petit qu’Yvette aurait eu si elle ne s’était pas fait avorter. Quand Jimmy n’y était pas, je jouais avec un autre pensionnaire intéressé ou j’allais à la recherche d’un petit amant. Je » trôlais « tout autant les filles pour avoir » mon « enfant. Je me voyais déjà le promener, main dans la main, lui enseignant tout ce qu’il y a de beau et de joyeux dans la vie. En l’absence de cet enfant, Jimmy prenait sa place.
Je me rappelle ces soirées à l’embrasser sur tout le corps, à admirer son adorable visage. J’adorais Jimmy. Il était la campagne sauvage, chaude, en pleine ville.
Avec lui, je me livrais à tous mes caprices et il me le rendait bien. Il parvint à me faire oublier tous mes amours antérieures dont particulièrement celle d’un jeune garçon de Coaticook qui m’avait littéralement hypnotisé. Avec Jimmy, je prenais conscience de mon territoire. Je n’admettais plus que la dame fasse irruption dans ma chambre sans m’avertir. Puis, j’installai Jimmy comme pensionnaire en payant la note de la semaine pour lui. J’en étais follement amoureux et par conséquent, je le voulais le plus souvent possible avec moi. Rien ne comptait en dehors de lui. Je commençai à être plus exigeant, plus chialeur, remettant sur le nez de la pauvre dame (qui n’y comprenait plus rien) de ne pas me permettre de vivre avec Jimmy les fins de semaine, sans payer une pension supplémentaire. J’avais peur de le perdre.
Si ma vie sexuelle, grâce à Jimmy, était devenue satisfaisante, au journal, au contraire, j’avais de sérieux problèmes. Je menais campagne avec la J.O.C. sur les besoins d’une meilleure politique des loisirs. Les politiciens n’aimaient pas tellement mes interventions et les possibilités de plus en plus évidentes que le cercle libéral se fasse malmener par moi. Tous les organismes importants de la ville étaient noyautés par les libéraux. Mes textes ne plaisaient pas à plusieurs.
Non seulement j’avais des difficultés avec les libéraux, mais aussi avec le syndicat des textiles et Jean Marchand, président provincial. Ce dernier, après avoir méprisé les créditistes, se vantait d’avoir bien possédé les ouvriers. Un type qui avait voulu prendre la parole s’était fait ridiculiser. J’étais révolté et je dénonçai Marchand, rapportant ce qu’il m’avait confié alors qu’il était saoul. Cet incident, même si je fus ensuite barré quant au droit de couvrir quelques assemblées syndicales que ce soit, n’aurait eu aucune importance, si le maire de la place, M. Osias Poirier, ne m’avait pas accusé faussement d’avoir rapporté des propos qu’il n’avait pas tenus, à la Chambre de Commerce .
Il était appuyé par mon patron immédiat qui ne demandait pas mieux que de me voir partir, puisque je lui étais totalement insoumis, refusant d’être son esclave.
Il ne supportait guère mes révoltes contre son attitude. S’il est du droit du journaliste de se laisser acheter, comme c’était son cas, je lui refusais cependant celui de censurer mes textes et l’information en général, et de me faire passer pour un prostitué. De plus, il y avait mes pseudo scandales :
J’étais antireligieux (en parole puisque dans le fond j’étais encore un bon mouton), je buvais beaucoup, et surtout, je me permettais d’engueuler en public les hommes politiques.
C’est ainsi qu’après un discours, je m’en étais pris à Jean Lesage qui venait de déclencher des élections. Je lui avais demandé ce que ferait le gouvernement pour venir en aide aux gens de la Beauce qui avaient perdu environ un million à cause du barrage Gayhurst, à Lac-Mégantic. Devant sa réponse à l’effet qu’il avait à penser à des problèmes plus importants, ayant à administrer des centaines de millions, je lui tombai dans la face, lui disant qu’il était évident que pour lui qui n’avait jamais manqué d’un sou, un million, ce n’était pas grand- chose, mais que pour le petit ouvrier, c’était énorme.
Lesage rougissait autant en m’écoutant que les gens blanchissaient de chaque côté de moi. Offensé, Lesage m’écarta alors que je le traitais de sale bourgeois.
– Je pensais qu’il allait te mettre son poing sur la gueule, me confia un photographe alors qu’un autre journaliste tentait de me faire comprendre qu’au Québec, il ne faut jamais parler ainsi à des personnalités.
Personnalité mon cul! Si j’étais jeune, j’étais quand même assez vieux pour comprendre que ce respect a toujours été entretenu pour exploiter le pauvre. Qu’avait-il, Lesage, de plus que moi, pour se permettre comme Marchand d’envoyer chier les ouvriers? Avec ce léchage de cul, soit pour obtenir une faveur, soit pour éviter la prison, nous avons toujours eu des gouvernements de trous-de — cul qui, pour empocher durant leur règne, jouent avec la vie des gens comme si, quand on n’a pas de fric, on est des galeux. Il faut toujours être polis, les entendre mentir à pleine gueule, fourrer tout le monde, sans dire un mot puisqu’ils ont le système judiciaire pour les protéger, les journaux pour purger le langage. Comment peut-on faire valoir notre révolte contre la pauvreté en s’excusant de dénoncer l’injustice? Quand on a peur de dire d’aller chier à ceux qui nous écrasent, il est difficile de pouvoir se faire entendre ou de passer à des actes plus radicaux. Malheureusement, nous avons tous été éduqués comme des machines à recevoir des coups, les sacrifices de l’économie, les bons chrétiens nés pour souffrir afin de jouir quand il sera trop tard, dans un paradis quelconque, à regarder en pleine face un dieu qui nous a toujours vus crever dans notre misère sans intervenir. J’étais dans mon tort. Un gars du peuple n’a pas le droit de parler, de se défendre, il n’a que le droit d’accepter son sort avec soumission, résignation, dans la joie du sacrifice. La valeur d’un homme se mesure à l’épaisseur de son portefeuille.
J’ai continué ensuite à attaquer la clique libérale, maire Poirier, Morissette, St-Pierre, etc., malgré les ordres formels du chef de notre bureau. Plus j’allais, plus je devenais embarrassant, plus il fallait me faire sauter…
Aussi, j’ai été à nouveau congédié pour insubordination et incompatibilité avec les objectifs du journal. Ça ne me donnait rien de gueuler, le peuple s’est toujours laissé endormir par la notion d’autorité. Si le gouvernement veut qu’il fasse la guerre, il la fait, s’il veut qu’il travaille, il travaille. L’homme est un « ordinateur » d’énergies à dépenser pour le bien de la collectivité. Les Québécois ont toujours aimé leur esclavage puisqu’ils se sentent impuissants à vivre sans autorité.
Je m’en fichais : chômeur, je pourrais être plus longtemps avec Jimmy. Je quittai Victoriaville avec lui « sur le pouce ». L’escapade dura peu de temps. Nous sommes revenus à Victoriaville et Jimmy me quitta pour aller vivre à Montréal, où ce serait plus payant.
Sans lui, je n’avais plus rien à faire dans cette ville. Je la quittai ainsi que le poste de correspondant du Nouvelliste que je remplissais, même si ce nouveau travail m’aurait à peine permis de m’acheter une soupe aux nouilles par jour.
Quant à la dame chez qui j’habitais, je savais que, non seulement elle ne m’en voulait pas de m’être comporté ainsi avec elle, elle m’était reconnaissante de lui avoir permis de rapatrier ses deux filles, rêve qui, sans moi, lui eut été tout à fait irréalisable. Je sais l’avoir bien aidée, mais je m’en veux d’avoir essayé d’abuser de mon intelligence pour obtenir ce que je voulais, même ce dont je n’avais pas le droit : avoir un amant sans payer sa pension de fin de semaine.
De toute façon, je me suis toujours reproché tous mes gestes ayant pour résultats de m’affirmer aux dépens de quelqu’un. J’ai toujours cherché à être parfaitement bon, du moins, dans la mesure du possible pour un humain. J’ai mélangé égoïsme et droit, charité et masochisme. Pour tout le monde, sauf moi, j’étais un gars extrêmement généreux. En bon québécois, ça veut dire que je me laissais manger la laine sur le dos sans dire un mot. Je me donnais aux autres et je n’arrivais pas à excuser qu’en retour je veuille aussi quelque chose, pas grand-chose, juste le droit de pouvoir poigner le cul des petits gars qui me plaisent et qui le veulent bien, sans danger de me ramasser en prison ainsi que de ne pas être un vulgaire instrument entre les mains des gens qui nous manipulent, au service de leurs intérêts. Je demande le même droit accordé aux grosses poches, même si je suis pauvre et n’ai pas l’intention de me vendre aux conquérants : je vais vivre ma vie, ma liberté.
Ces congédiements ne pouvaient certes pas me redonner confiance en moi; j’en avais pourtant autant besoin que de la beauté d’un gamin.
10
J’ai été condamné à ma naissance à une piètre santé, tout au long de ma vie. Je suis né « crevé », avec un nombril problème. Pour me protéger, m’éviter d’être plus malade, ma mère me recommandait d’être sage, de ne pas me chamailler, de ne pas me surexciter. À dix ans, alors que tous les petits levaient 50 livres au bout de leur bras, j’en levais dix. J’ai pris beaucoup de temps avant de pouvoir prouver que je pouvais en faire autant et même mieux.
À cette époque, je devins un boxeur respectable. Je faisais beaucoup d’exercices. Par contre, dans les jeux de société et d’adresse, j’étais la nullité même. Je me blâmais de mon impuissance alors qu’elle était probablement due au peu de pratique en ce sens. J’avais trop d’arrérages à récupérer pour me permettre de rattraper l’adresse des autres. À cet égard, j’ai manqué de colonne vertébrale. Plutôt que de me rattraper, je me suis donné à Dieu et aux étoiles. À dix ans, j’étais déjà un intellectuel de salon.
J’ai passé plusieurs années, le nez dans les livres à étudier l’astronomie et les sciences. Mon intérêt à cet égard me créa bien des complications. Plutôt d’être écouté, d’être quelqu’un de bien, comme je le souhaitais, je créais un fossé encore plus profond entre moi et les autres. Je ne pouvais pas parler, comme eux, d’autos et de camions. Je n’y connaissais rien, et surtout ça ne m’intéressait pas. D’autre part, mes soirées à examiner les étoiles, mes prophéties grâce à la télévision, affirmant que bientôt l’homme irait sur la lune, ne m’apportaient que mépris et sarcasmes. Au lieu de m’insérer dans mon milieu, j’en étais encore plus rejeté. Seuls les jeux de cowboys, les courses me permettaient d’être à la hauteur, même au hockey, j’avais des problèmes.
Jeune, on m’appelait Chita, le singe de Tarzan. Je n’y faisais pas attention. Plus vieux, on m’appela Gordie Howe, joueur de hockey du Détroit. J’ai commencé à m’identifier à celui-ci à un point tel que la vie m’était rendue impossible ; j’étais incapable de différencier la haine qu’on portait à ce joueur de la haine contre moi. Tout le monde prenait fanatiquement pour Canadien, plus particulièrement Maurice Richard, que personnifiait mon frère Marcel. Je commençai à être jaloux de Marcel qui ne manquait pas une chance de nous démontrer sa supériorité. Du même coup, je ne supportais plus la popularité de Richard et je paniquais dès qu’on parlait contre Gordie Howe. Pour moi, les
succès et les insuccès de Howe étaient miens. Quand Détroit perdait, je m’enfermais dans ma chambre, ne pouvant pas subir l’humiliation de me faire dire :
- Hein! Le Canadien est le meilleur…
J’étais vexé, non plus seulement de mes incapacités, mais même dans mes héros, dans mes identifications. Même mes idoles étaient rejetées.
Ainsi, devins-je sauvage dans les jeux. Je me fâchais dès que je me sentais vaincu, je frappais pour vrai, pour blesser, pour faire pleurer. Ordinairement, j’étais plus porté à bouder, à créer mon monde à moi, mes rêves.
Un autre phénomène m’irritait beaucoup dans mon enfance, soit la méchanceté des gens envers les animaux. J’ai toujours pris en pitié les vaches à cause de leurs grands yeux tristes. Plusieurs les mènent à coups de banc comme les chevaux. J’avais surtout pitié des veaux.
Mon père tenait une boucherie en plus du magasin. Inutile de dire que ce mode de gagner sa vie ne me plaisait pas particulièrement. Je ne comprenais pas comment un gars comme Ti-Charles Bergeron, le boucher employé par mon père, peut être à la fois si bon et boucher en même temps.
J’ai toujours aimé les animaux et la nature. Pourtant, j’étais assez méchant avec les bêtes qui me répugnaient : serpents, grenouilles, souris, petites bêtes enfouies dans la terre et dont j’avais peur. Je vivais avec les animaux de ferme.
Nous avions, par exemple, commencé l’élevage des lapins. Nous allions cueillir leur nourriture favorite sous des pommiers. Ces animaux tombaient malades et mouraient. Nous cherchions par toutes sortes de moyens de les sauver. Nous en avions entré dans la maison, croyant qu’ils gelaient. Nous les avions enveloppés et mis sur la porte du fourneau. Ils sont tous morts, même le petit angora. Sans le savoir, nous leur donnions des ingrédients empoisonnés. Que de chagrin nous avons eu! Cette expérience nous terrifia : il était ainsi possible de briser la vie de quelqu’un en voulant lui être utile et agréable. Ce fait présentait bien l’image du comment je percevais mes relations avec les autres : alors que je voulais être bonbon, j’étais arsenic.
C’est à partir de cette époque que j’ai probablement connu le plus de peurs et de frustrations. Je m’imaginais être non seulement rejeté dans ma famille, mais aussi par le milieu. C’était certes moins vrai que dans mes souvenirs, mais c’est bien ainsi que je m’en souviens. Disons que j’avais des goûts tellement différents qu’à part jouer aux fesses, nous n’avions rien en commun.
En plus de croire tout ce que l’on racontait, j’étais d’une sensibilité maladive. Au regard, je pouvais deviner une mine de sentiments. Par exemple, j’ai voulu
être pour la première fois recherchiste et écrivain, à la suite d’une projection à la télévision de la vie de Mandrin. Mandrin était un Robin des bois français qui creva sous la guillotine. Après avoir vérifié l’authenticité de son existence, j’avais décidé d’écrire un livre pour restaurer sa réputation. Un homme assez bon pour risquer sa vie pour les pauvres, même si en combattant un régime il se voit obligé de voler, n’est pas un bandit, mais un être respectable, un être à admirer. C’est comme les felquistes, même si on n’approuve pas leurs moyens, on ne peut pas s’empêcher de les comprendre et de les admirer.
Il est facile de saisir qu’il peut exister des gens qui ressentent si profondément la misère et l’humiliation de leur peuple qu’en eux chaque seconde devient une longue crucifixion morale. Il est malheureux que les flics aient infiltré le FLQ pour le détruire et faire passer ce mouvement pour un danger public. Combien de bombes ont été placées par les agents de la GRC au nom du FLQ?
Mon projet quant à Mandrin fut abandonné. D’autres expériences ont su me révéler l’ampleur de l’injustice sociale à un point tel que je ne savais plus où donner de la tête.
Naïf, sensible, j’étais amoureux du monde entier. Je me rappelle les rêves dans lesquels je recevais « un petit Chinois », acheté à la Sainte-Enfance et avec quelle tendresse il devenait mon frère. Je choisissais les images avec précaution et amour. Comme j’aurais aimé vivre avec eux !
Si chaque pointe de colère, chaque mensonge, chaque jalousie et chaque mouvement de fierté, interprété comme orgueil, étaient sévèrement réprimés, je ne faisais pas de sacrifice pour me purifier, mais pour les missions comme Ste- Thérèse que j’admirais beaucoup ainsi que saint François d’Assise. Je priais les bras en croix, je me flagellais et je portais des pois dans mes souliers. Je me privais parfois de sucreries pour le bonheur de l’humanité. J’étais innocent dans toute la force du mot.
C’est dire quel choc ce fut de comprendre un jour, vers 15 ans, l’existence du péché mortel d’impureté. De la sainteté, je passais au rôle de valet
« inconscient » du diable, de possédé.
En une minute, toute ma vie s’écroulait. La seule chose que j’aimais en moi, mon esprit, était aussi vicié. Ma pureté et mon innocence s’effondraient. Je perdais toute notion du bien et du mal. Je n’avais que la religion pour me sentir égal aux autres ou du moins acceptable et cette même religion me chiait dans les mains. J’étais complètement désemparé, désespéré. Depuis toujours, alors que je me croyais un saint, j’étais possédé du diable. Ce fut le moment le plus affreux de ma vie. C’était encore pire que les heures enfermées dans ma chambre pour m’empêcher de rejoindre mes amis parce qu’ils étaient protestants et que les protestants sont des communistes déguisés. Brisé, solitaire,
j’apprenais à me mépriser. Je me révoltais contre mon sort. Je décidai de me détruire.
(Aimez votre prochain comme vous-mêmes pour l’amour de Dieu)
De l’enfant discipliné sortait le démon si souvent refoulé. Pour oublier ma honte, je commençai à voler pour boire. Je ne pouvais plus sauter un samedi sans mon rye.
Je suis devenu, influencé par un camarade, chef d’un groupe créé pour briser et voler. J’ai accepté de partager la codirection, à condition que les nouveaux membres aient à se déculotter pour en faire partie. Je me fichais de tout. Au fond de moi, je me sentais hypocrite d’avoir été si longtemps pécheur en me croyant un saint. Comment me faire confiance si je me trompe aussi grossièrement sur moi? La Vérité n’existait plus. Il me semblait devenu impossible de savoir quand on se ment ou pas. Je me haïssais puisque malgré mes sacrifices, je continuais d’aimer la chair. J’étais impuissant à maîtriser mes tendances. J’avançais dans le mal.
(Les disciples d’Emmaüs étaient tristes. L’armée de Jésus avait été écrasée à Jérusalem.)
Je me sentais si malheureux qu’un ami entraîné par un copain se mit à me vendre ce qu’il appelait de la drogue. Je volais mon père pour acheter ce breuvage qui devait me rendre fort, intelligent et me faire oublier la vie vraie. J’ai su, plus tard, qu’il s’agissait de toutes sortes de remèdes mêlés ensemble. J’ai commencé à perdre la mémoire. J’oubliais même ce que je faisais la veille. Je m’en fichais. Tant que ce n’était pas souffrant, tous les moyens pour me tuer étaient bons : n’étais-je pas qu’un perverti?
J’avais aussi pris le goût du petit bandit. Je me sentais plus capable de faire face à la vie en jouant au « tough », mais je revenais vite au repentir, aux sacrifices.
J’avais de la difficulté à comprendre ce qui se passait en moi. Je m’en foutais. J’étais laid. Affreux. Je n’étais pas intelligent, trop lâche pour me suicider, j’avais décidé de me détruire à petit feu.
Une seule fois, j’ai tenté de me tuer pour vrai. C’était beaucoup plus pour
faire peur à mes parents que pour me tuer réellement.
Nous avions rencontré un prêtre, l’abbé Paul Tourigny, le vieux curé qu’on l’appelait, qui nous amenait partout avec lui. J’avais environ 14 ans. Je m’étais bien épris de lui et je lui rendais souvent visite. Il était devenu mon ami et mon confident. Nous avons fait quelques voyages ensemble.
À cette époque, tout n’allait pas pour le meilleur des mondes. J’étais le désespoir de mes parents. Je me rappelle qu’à un début d’après-midi, en plein hiver, il faisait la pire tempête, m’étant chicané avec les autres ma mère me dit :
- Si tu n’étais pas venu au monde, on serait bien. C’est toujours toi qui es le trouble. C’est du moins ainsi que je l’ai interprété. Je savais que maman m’aimait bien, mais elle se mettait parfois en colère.
Mes copains de jeux reprirent la sentence de ma mère:
- Ouais! Si ne t’étais pas là, on aurait la paix. On serait mieux. Bêtises que tous les jeunes se lancent par la tête au moins une fois dans leur vie.
Il n’en fallait pas plus. Je quittai la maison légèrement vêtu, décidé à me rendre chez le vieux curé, le seul qui m’écoutait et me trouvait « fin ». Je croyais mourir gelé en chemin, je le souhaitais. Pour la première fois, les larmes aux yeux, je quittais la maison avec l’intention de ne jamais y remettre les pieds. J’arrivai chez le curé plus tôt que prévu puisqu’après trois milles de marche, un automobiliste insista pour me faire monter dans son auto. J’avais les doigts tellement gelés que j’eus peine à fumer. Je m’en fichais puisque je n’étais pas aimé, je voulais mourir. Le vieux curé, à l’instigation de mes parents, me renvoya chez moi. Plutôt que d’être reçu avec tendresse, comme je l’espérais, seul, mon père m’adressa la parole :
- Si tu recommences ça, tu vas en manger une maudite.
Je buvais et je mettais ma mère « dans tous ses états ». Un jour, j’avais peut-être seize ans, le vieux curé m’offrit d’aller en Europe. Je commençai à apprendre l’espagnol puisque je devais lui servir de guide. Devant l’objection de mes parents de réaliser ce rêve, je décidai de m’empoisonner. Mon geste n’obtint pas le résultat recherché, j’avais fait exprès pour me faire prendre, je n’ai été que malade. J’ai alors fait une scène, traitant mes parents d’avaricieux, puisque non seulement je croyais qu’ils ne voulaient pas me laisser aller en Europe parce qu’il faudrait m’acheter un habit, mais aussi parce que l’on refusait de me payer des études universitaires. En réalité, mes parents ne pouvaient pas faire face à cette dépense, même s’ils l’avaient voulu. Tout le monde était en maudit, ma mère pleurait. On ne savait plus que faire avec moi. Mon père trancha la question :
— J’aime mieux le voir se débourrer que de toujours se refouler comme d’habitude.
À la recherche des filles, j’ai voulu être Presley. J’ai essayé d’apprendre la guitare et le chant, mais les résultats furent catastrophiques. J’ai voulu être un « dur », mais je ne pouvais pas voler et, de plus, je n’étais pas assez fort. Le
banditisme est certes ce qu’il y a eu de plus fascinant. Un bandit, ça boit et ça voyage. Un bandit, c’est le fun. Si ce n’eut été de mes sentiments religieux, je serais certainement, malgré la peur, devenu un grand bandit. Ça aurait été ma façon de me venger, de devenir riche.
- Tu ne m’aimes pas, eh bien, bang! bang! … Mais j’avais la violence en horreur. Comment devenir un bandit sans être violent?
J’ai trouvé un substitut : Jerry Lewis. J’ai commencé à rêver à devenir une grande vedette pour faire beaucoup d’argent et ensuite le partager avec les pauvres. J’aurais été un genre de sauveur pour les pauvres. J’aurais ainsi été aimé des gens; mais je n’avais plus de mémoire, quoique j’aie un certain talent au théâtre, plus particulièrement dans la comédie. Ne pouvant devenir bandit ou clown, j’ai voulu réaliser ce qui en garde le caractère ambivalent : premier ministre. Je voulais absolument devenir quelqu’un de grand pour être accepté et être aimé… quelqu’un vite… comme nous y pousse le système d’éducation…