Cicatrice à l’âme 3
Tiré de : Laissez venir à moi les petits gars (pp. 18 à 29)
4
Il y avait un jeune agent de police. Gentil. Après avoir rempli quelques formulaires, il me lança : « Ainsi, tu n’aimes pas les femmes? »
– « Ce n’est pas que je n’aime pas les femmes, au contraire, je les aime trop. Les petits gars, c’est autre chose. Ils me fascinent. Je ne peux m’empêcher de les trouver sublimement beaux… Dès lors, je rêve de les voir nus, les toucher. Je n’y peux rien. C’est plus fort que moi. L’appel est plus grand que la crainte. Ils sont comme le vent qui nous attire aux hautes collines. Comme la pluie tiède des après-midi trop pesants. Ils sont la Voie lactée d’une nuit de grande noirceur. J’aime en eux la vie. Cette vie qui me manque et me hante. Ils répondent à un besoin insatiable de tendresse. Tendre une main sur une épaule, une main qui respire les cheveux qui s’y couchent dedans. Leur corps est vertige. »
Oui! J’aime les femmes… J’ai même commencé tout enfant à les découvrir, mais leurs organes génitaux qui, comme un mollusque intérieur, avalaient nos brins de foin, comme des anus, me répugnaient déjà. J’étais trop jeune pour jouir de la différence. Pourquoi cette différence?
À quatorze ans, alors que j’avais repris, après plusieurs années de relative inactivité, mes jeux avec les garçons, je rêvais d’une blonde. Je rêvais de danser, de séduire, de discuter et d’aimer. Un après-midi, après m’être amusé dans un parc, sous le balcon, je décidai de passer outre aux ordres de ne pas jouer surtout à la cachette, avec les jeunes filles et j’en embrassai une. J’étais au ciel. Je l’adorais. J’avais osé, croyant que s’embrasser était ce pour quoi on nous interdisait tant la présence des filles, profaner l’interdit. J’avais brisé cette peur par laquelle tout ce qui est femelle était mal.
(Jésus trouva la pécheresse si belle qu’il se mit entre elle et les pierres. Aimer n’est pas s’abstenir de fourrer, mais s’empêcher de mépriser les autres au nom de la pureté.)
Des jours, je me suis battu contre des remords de conscience avant d’écrire pour m’excuser. Quelques jours plus tard, de retour à la maison pour dîner, à la table, chacun lut une phrase de la jeune fille à tour de rôle. Chacun y allait de son ironie. J’étais là bouche bée, pétrifié, humilié. J’avais l’impression que l’on me profanait. Que devenait-il ce seul secret dans ma vie, lui, qui me paraissait si important? Je perdais mon droit à la vie privée et je devenais en même temps la risée de tous. Je devais répondre à autant de questions que si j’avais assassiné le président des États-Unis. Au mur qui existait déjà entre nous, venaient s’ajouter des poutres d’acier qui m’enfermaient encore plus dans ma honte.
Il s’ajoutait une nouvelle cicatrice, plus profonde, plus aiguë, la pointe d’une épée dans mes incertitudes.
À l’école, les autres garçons écrivaient des poèmes aux filles. Je n’arrivais pas à placer deux lignes de suite, ni à comprendre pourquoi la poésie m’était aussi difficile. J’étais aussi étonné de la frivolité des garçons… Leur secret avait-il si peu d’importance? … Je n’avais aimé qu’une fille, on l’avait salie en lisant ma lettre. Comment recommencer à écrire à sa bien-aimée après une expérience aussi traumatisante?
Ce n’est que deux ans plus tard que j’essayai à nouveau d’embrasser une fille de force. Dans mon pauvre petit cerveau : aimer quelqu’un était devenu embrasser quelqu’un. J’avais une compagne, bien sûr, comme tout le monde, mais elle ne m’aimait pas, elle ne voulait pas m’embrasser et se laisser tripoter les seins. Je ne sais pas pourquoi les seins hypnotisent tous les gars. C’était l’époque du refus, des tentatives d’embrasser de force, de vouloir moi aussi goûter le côté magique du baiser.
(L’homme est un animal, dirigé par des instincts de jouissance propres à la vie, qu’une civilisation de frustrés tente d’écraser pour se maintenir au pouvoir. Et, dans cette galère, l’homme se réalise comme il le peut, contre ce poids social… cette meule au cou.)
J’ai décidé d’abandonner. Puis, quand mademoiselle dit oui, j’ai été affreusement déçu. Pourquoi ses baisers ne m’enchantaient-ils pas comme les autres garçons? Je devais être anormal. Pour échapper à cette nouvelle honte, j’ai fui les filles, même celles qui m’invitaient à leur caresser les seins parce que ces perverses cherchaient aussitôt à m’embrasser, ce qui me faisait craindre les pires calamités. Je m’étais souvent fait traiter de cochon à vouloir auparavant les embrasser de force. J’avais appris par ces remarques combien il est important pour une société d’écraser la sexualité pour avoir des animaux dociles. Quand la sexualité meurt; meurt le cerveau.
Si j’ai aimé les femmes… J’ai souffert le martyre pour leurs maudites sottises, car vouloir une fille, sans en vouloir une, c’est comme vouloir respirer en se bouchant le nez et la bouche. Je me suis traîné dans les salles de danse suppliant presque les jeunes filles de danser avec moi. Si, par bonheur, l’une acceptait, je ne pouvais pas par la suite lui parler de sujets intéressants tant j’étais ému. À la seconde demande, elle refusait irrémédiablement de danser avec moi. J’étais trop laid et trop gauche. Je n’arrivais pas à les contenter. Aussi, je m’assoyais et je buvais, ne sachant pas que cette situation était normale à la puberté.
À la maison, personne ne voulait me consacrer beaucoup de temps pour m’apprendre à danser — j’avais les jambes trop raides — sauf pour Pauline, la plus vieille de mes sœurs. En pleurant, je m’assoyais devant le tourne-disque et j’écoutais les chansons mélancoliques : « I’m just a lonely boy », et autres du genre. Je me cachais, car les garçons ne doivent pas pleurer. À quinze ans, j’étais déjà désespéré.
Dans les partys, il me semblait toujours être mis de côté, ou plutôt je n’osais plus m’avancer. Aussi, je n’invitais plus souvent les filles à danser après un refus. Chaque refus me renvoyait dans la kyrielle des raisons faisant de moi un enfant misérable, pas comme les autres. J’étais comme les rats névrosés, crevant de faim devant la nourriture électrisée.
Pourtant j’ai réussi à apprendre à danser, grâce à mes sœurs Pauline et Henriette, et même, à l’époque, je suis devenu un as de cet art. J’étais déchaîné sur le plancher, malgré les supposés péchés de l’Église de la Frustration, cet entrepôt du mal, toute catholique. J’admirais Presley et j’aurais bien aimé chanter comme lui; mais je chantais faux, tout comme je ne valais presque rien dans tout ce que j’entreprenais.
J’ai retiré peines et frustrations à vouloir être aux filles alors que je n’avais pas de problèmes majeurs avec la majorité des garçons.
Avant d’entrer ici, j’essayais, malgré mes rapports avec les garçons, de me trouver une amie pour devenir « normal. »
(Jésus a marché sur les eaux de la mer psychologique et tenta vainement d’infuser sa force et sa connaissance aux autres. Pierre cala le premier… il avait honte d’être homosexuel. Sois ce que tu es, lui avait pourtant appris Jésus. De toute façon, le Christ aimait St- Jean, le bel adolescent, pour compenser…)
5
Un cri invita le jeune policier à se rendre dans un autre bureau. Il me laissa seul. Quelques secondes plus tard entrait un bétail de flic. Il se précipita à un bureau, tira le tiroir, y déposa un revolver, puis repartit. Je n’en croyais pas mes yeux. Je m’approchai, je tirai le tiroir, je le refermai.
J’ai pensé m’évader, mais je revins vite sur ma décision, songeant que je devrais alors peut-être devoir me servir de violence. Je retournai m’asseoir. D’ailleurs, à l’extérieur, je serais simplement dans une prison plus vaste, ayant sans cesse à me cacher.
Quand l’armoire à glace revint avec mon compagnon, je hasardai :
- Vous n’êtes pas très prudent de laisser ainsi une arme à ma portée.
Le policier réfuta mes dires, mais son compagnon vérifia mes affirmations. La preuve était faite. L’armoire à glace commença à m’engueuler, affirmant que j’avais tenté de m’évader.
- Si j’avais voulu m’évader, pourquoi n’ai-je pas pris l’arme et vous en ai-je parlé?
(Au Jardin des Oliviers, les soldats tombèrent sous les arguments de Jésus qui, à son tour, fut pris par l’escouade antiémeute romaine.)
Les cris fusèrent de partout. Arrivèrent de nouveaux policiers.
Sans pouvoir placer un mot pour me défendre, j’apprenais avoir saisi le revolver, essayé de me sauver et avoir été démasqué, désarmé miraculeusement, grâce au courage de l’armoire à glace. Je n’en croyais pas mes oreilles. Tout le monde croyait ce maudit menteur. Conscient que chaque mot empirait mon cas, je fermai ma gueule. J’étais sidéré de peur.
(Pierre saisit son épée et coupa l’oreille du centurion)
Je venais d’être initié aux interrogatoires des policiers. Ceux-ci montent une histoire, vraisemblable ou remaniée, jusqu’à ce qu’elle soit plausible, puis, ils la font avouer et signer par tous les moyens, même par la force, s’il le faut.
(Le chef national de la rébellion était appelé Dieu. Aussi, le juge demanda à Jésus s’il était Dieu. Gelé au bout, fier de sa mission, Jésus répondit que son royaume n’était pas de ce monde. On l’interpréta : je le suis.)
Ces premières mesures d’intimidation avaient suffi : il ne faut jamais contrarier des policiers s’ils croient avoir raison. Ils ont tous les moyens et le temps nécessaires pour arriver à leur fin. Il est préférable d’avouer tout ce qu’ils veulent faire avouer, que ce soit vrai ou faux, et contester en cour la valeur du rapport, quoique les juges ou le jury peuvent être assez caves pour ne pas saisir que psychologiquement voire physiquement il est dans l’intérêt de l’accusé de dire comme les policiers. À quoi cela sert-il de se faire battre; de toute façon, les flics arriveront quand même à te faire dire ce qu’ils veulent entendre. On dirait qu’ils sont payés au nombre d’aveux ou d’arrestations pour justifier la pertinence de leur ouvrage. C’est même, chez eux, la préoccupation majeure, car avoir de bonnes statistiques signifie une bonne entrée de subventions.
(On mit une couronne d’épines sur sa tête et un roseau entre ses doigts. Dis-moi qui t’a frappé. Les soldats avaient enlevé leurs badges.)
— Viens! Petit christ de sale!, me lança un des bœufs.
Je quittai le bureau. Je me rendis alors dans une pièce où se trouvaient plusieurs policiers affairés à prendre les empreintes digitales. Après les empreintes, la photographie. Un policier me passa au cou un bout de bois avec une immatriculation… comme pour une automobile. J’aurais aimé voir la photo.
Je poursuivais mon hallucination Far West. J’étais accroché sur les poteaux des féminounes. Wanted!
J’examinais les autres prisonniers, étonné de constater que les bandits ont un visage comme tout le monde, parfois même très sympathique. La télévision et le cinéma nous mentent en présentant un cas type, un visage type, un bonhomme type, au visage rude et à l’allure méchante pour nous éloigner du désir de devenir des gangsters et nous rapprocher des bœufs en nous les montrant toujours comme des amis, de gentils protecteurs.
(Jésus savait très bien que les prêtres ne servaient pas Dieu, mais leur commerce, qu’ils appliquaient des lois sous peine de damnation pour se maintenir au pouvoir, qu’ils partageaient avec leurs ennemis : les rois, les empereurs, en somme, avec Rome.)
Si les gens voyaient comme c’est différent dans la réalité. Les policiers ont parfois beaucoup plus l’allure de bandits ou de SS que les prisonniers eux- mêmes. De véritables brutes. C’est le monde à l’envers. Probablement plus vrai.
Les corps policiers gardent leurs membres sympathiques dans la foule et leurs sadiques dans les bureaux.
Après une journée seulement, j’avais rencontré plus d’ordures, c’est-à-dire de désincarnés, chez les policiers que chez les pensionnaires involontairement retraités de la société; mais eux, les bœufs, ils sont rémunérés pour n’avoir ni âme, ni cerveau. Bien des policiers sont des sadiques qui auraient un urgent besoin de traitements psychiatriques.
J’ai aussi constaté, par la force des choses, que dorénavant je ne serais plus dans notre société qu’un abject numéro. Pour moi, la réputation, c’était chose du passé. Il ne me serait jamais plus possible d’être un gars comme les autres. J’aurai un dossier. À la moindre mésaventure, je serai devrai faire face à mon passé. Fini le temps de la pureté sociale. Je suis, je serai toujours maintenant un être sali, un être avec un « mais » ou un « moins ».
(Les dieux et les mythes sont créés par la société pour se déculpabiliser d’avoir détruit un homme de son vivant. À certaines époques, on les appelle dieux; à d’autres, sorciers. Tout dépend combien la masse est déshumanisée et quel mensonge elle croira le plus facilement.)
Cette situation ne me peinait pas outre mesure, car à mon avis, la réputation, les qu’en-dira-t-on sont les moyens de pression sociale pour nous standardiser, nous garder bien enracinés dans le contexte, un moule pour nous appeler à jouer le jeu que le milieu nous assigne.
J’ai pourtant longuement réfléchi à cette nouvelle réalité, sachant très bien qu’après 20 ans, la réputation est synonyme d’acceptation sociale, de sécurité quant à la justesse de comportement. Loin d’être autonomes, nous sommes tributaires du milieu. Il est, cet environnement inquisiteur, notre juge. En être privé, c’est dire adieu de façon définitive à la sécurité. J’aurai à m’habituer à devenir seul juge de mes actions, à subir toujours à priori la condamnation. Quel que soit le geste posé, je serai jugé en fonction de mon passé. Je ne serai plus jamais, comme tout le monde, un innocent à priori. Un toucher sexuel, c’est pire qu’un meurtre pour les plus fanatiques.
De retour à la salle publique, j’ai compris, en écoutant les autres, la différence entre un bandit et un honorable citoyen : l’un a eu la malchance de se faire prendre alors que l’autre a eu la veine de ne pas l’être.
Autant cette conclusion est plausible, autant il devient évident que la peine encourue et le scandale public sont proportionnels à l’argent que l’on peut débourser.
Il suffit souvent d’ailleurs d’être contre les valeurs du système, contre la domination de l’homme par l’homme, pour être hors la loi.
Plus tard, au cours de cette journée, j’ai été confronté au problème de me choisir un avocat. Je n’avais pas d’argent. Un prisonnier me donna le nom d’un défenseur des droits de l’homme, opérant à crédit. Cependant, il était proportionnellement moche à vos possibilités postérieures de payer.
(Le peuple eut à choisir son pire ennemi entre Jésus, le chef révolutionnaire par l’esprit, la réforme, la non-violence, et Barabbas, le terroriste. Jésus, étant plus dangereux à long terme pour un pouvoir qui repose sur l’armée, la violence, fut condamné grâce aux barbouzes dissimulés dans la foule.)
À la décharge de mon avocat, même s’il est venu me voir moins souvent que si j’eusse été plus riche, il fut assez sympathique pour me payer à quelques reprises des cigarettes… mes parents le rembourseraient. Quoi qu’il en soit, je ne me rappelle pas de ne l’avoir jamais payé parce que j’étais en maudit de son manque de communication avec moi, mais c’est impossible que je n’aie pas ouvert les goussets, car, l’honnêteté était pour moi une valeur fondamentale. Un défaut me suffit.
Conformément à la loi, dès le lendemain, je passai en cour. Le matin, les policiers m’avaient envoyé des papiers sur lesquels figuraient dix chefs d’accusation; presque tous étaient fournis par Danny. Je devais payer pour les répétitions des mêmes gestes.
Les policiers divisent les événements en fréquences, selon les règles et selon les gestes posés. Cette multiplication des accusations pour un même fait permet de rendre encore plus répugnante l’accusation et ainsi obtenir une sentence plus sévère. Comme dans la Rome ancienne, contre les chrétiens, plus la sentence est lourde, plus elle enthousiasmait la foule.
Je regrettais qu’il se soit mis à table. Pas pour moi. J’étais inquiet de ce qui lui arriverait. Nous nous aimions à notre façon. Ses parents le placeraient-ils dans une maison de rééducation? Je savais déjà, mais d’instinct seulement, très bien que les troubles d’ordre sexuel n’existent vraiment qu’en fonction de la répression exercée par l’Église, qui rend les gens malades avec ses folies.
S’il était possible, jeune et adolescent, d’avoir des relations sexuelles libres, sans que ça fasse un drame, même si elles sont homosexuelles, les jeunes seraient plus heureux. Les parents ignorent ce qui se passe, car ils ont déjà le cerveau empli des enseignements religieux et ils sont incapables de faire preuve de compréhension. Le sexe est des émotions. Et, plusieurs ne les contrôlent pas. Si au lieu de punir, les parents essayaient de comprendre, il y aurait moins de drames. Si les curés cessaient de raconter leurs peurs, nous serions tous un peu plus naturels, moins paranoïaques.
Il est impossible pour certains d’échapper à l’homosexualité. C’est notre nature. C’est une phase tout à fait normale dans l’adolescence d’où, faut-il proscrire la gêne ou la culpabilisation. À mon avis, à cause de cette mésaventure, Danny serait irrémédiablement marqué, diminué à cause de l’intolérance du milieu. Devoir se confesser à des policiers comme si on avait commis un crime, c’est déjà se mettre en doute, se dégoûter soi-même. Le temps, les inquisitions des curés et des parents hystériques se chargeront de créer par la suite une situation sans autre issue que la névrose ou pire la psychose. Tout ce que les parents ont à faire, s’ils apprennent les aventures de leurs fils avec un autre gars (si la vie ou la santé du fils n’est pas en danger) : feindre de tout ignorer. Combien ont été psychiquement assassinés au nom de la vertu? Je craignais pour Danny. Je l’aimais profondément.
Ce matin-là, j’ai dû me changer de vêtements. En prison, on portait un blouson de toile grise ainsi qu’un pantalon dont l’une des jambes était grise, l’autre rouge-orange.
(Jésus fut chargé d’une tunique pour le confondre avec le titre de roi qu’il s’attribuait.)
Devant le juge, il fallait être bien vêtu, bien peigné : la tenue vestimentaire est importante pour attirer sa clémence, tout comme l’aspect de soumissions et de profonds regrets. J’avais été savamment informé par mes collègues d’infortune à ce sujet.
Avant la séance, nous étions un petit groupe de détenus dans un local spécial. Chacun partait à tour de rôle pour faire face au juge.
J’étais anxieux. Déjà, je souffrais de l’attente interminable d’être plongé dans l’incertitude quant à ce que me réservait l’avenir. Je faisais les cent pas comme un loup. Je ne savais plus quoi inventer pour me calmer.
Le Gros, qui avait fait l’éloge de ma beauté à mon arrivée, me regardait avidement. Il me fatiguait et m’effrayait.
- T’as des christs de belles fesses…
Je le regardai, écœuré.
— Qu’est-ce que vous en dîtes les gars? Y doit donner une maudite bonne botte? En tout cas, Maurice, t’as sûrement raison. Regarde lui aller les fesses quand il marche. Wow!
Je regardai Maurice qui souriait béatement.
- Eh oui, ma belle, Maurice m’a dit pourquoi t’es icitte, t’auras plus besoin de jouer au prude. Ce sont les petits gars, hein?
J’avais mon voyage. Le salaud de Maurice lui avait tout raconté. Je savais que je n’aurais plus, à cause de sa grande gueule, une seule minute de paix.
J’étais aussi choqué de me faire appeler « sa noire », ayant toujours eu une aversion pour les efféminés. Je craignais qu’il ait raison et que mes gestes trahissent mes habitudes sexuelles. Même si enculer ne me disait absolument rien, pouvait-on juste, dans ma démarche, s’apercevoir que j’aime les garçons? Auparavant, personne n’avait mis ma virilité en doute, au contraire.
Quand le Gros quitta la salle, il me lança un baiser.
- Souhaite-moi bonne chance, ma belle crotte. Nous ferons l’amour une autre fois, lança-t-il. Il essaya de s’approcher de moi et de me tâter les fesses. J’étais si effrayé que j’avais totalement oublié mon procès.
Je m’approchai de Maurice.
- T’es un beau salaud. Je ne savais pas qu’il fallait se méfier de tout le monde en taule.
Maurice m’apprit qu’il s’était livré à ces confidences pour quelques cigarettes.
(Judas accepta de renier son maître pour quelque 30 deniers afin d’acheter sa cocaïne, comme les étudiants prostituent la révolution pour un emploi, bel exploit de jeunesse, que de devenir cadets de César.)
Je repris mes cent pas, dégoûté, jusqu’à ce que l’on crie mon nom.
Avant d’entrer à la cour, entre les grillages, le journaliste du Soleil me demanda comment j’allais. Il me garantit qu’aucun texte ne serait publié quant à ma comparution. Ma présence semblait le gêner. Après un échange de sourires, j’entrai dans le vestibule de l’enfer. Il me souhaita bonne chance.
Apparaître au tribunal fut comme être soudainement pris d’une forte fièvre. Les jambes me tremblaient. Tout était trouble et l’estomac me tournait dans le ventre comme un quarante-cinq tours. C’était un long voyage, hors la réalité qui s’étendait à mes yeux comme une fresque à peine perceptible. Je me sentais physiquement à demi séparé de mon corps, comme si un autre en moi m’avait permis de percevoir le cadavre que j’étais debout au banc des accusés.
Un bonhomme défilait dans un blabla continuel : accusation par-dessus accusation. Chaque nouvelle parole était comme un bouton que l’on arrachait à froid dans une toge formée de mes chairs, toge qui se déchirait me faisant ressentir tout ce qui dorénavant me séparait du monde. À chaque mot, chaque geste des lèvres, j’entendais de moins en moins. Je souffrais trop. J’ai tenté de me ressaisir.
Je regardai impassible la foule, attendant les regards et les bruissements scandalisés des lèvres; mais le public ne réagissait point. Les curieux n’avaient probablement rien compris aux litanies de grossières indécences. Je regardais et je priais, pétrifié, attendant leur assaut. J’étais prêt à souffrir pour mes péchés. Cependant, mes accusations avaient été transformées d’attentat à la pudeur à grossière indécence ou vice-versa à cause de mes vingt ans, afin de m’éviter d’être éternellement aux prises avec ces bévues de jeunesse, dont on se chargerait de me corriger. Ainsi, on ne saurait pas plus tard s’il s’agissait de garçons ou de filles, m’avait-on dit.
Les marionnettes du grand spectacle se mirent à s’exclamer, à crier, à perdre souffle et recommencer. J’avais le trac. J’étais une Jeanne d’Arc, nue, sans bûcher. Les politiciens s’adressent à la foule pour lui faire reconnaître qu’ils sont les meilleurs alors que les avocats et les juges haranguent les journalistes pour avoir de bonnes manchettes, une bonne réputation et de ce fait, une belle et payante carrière. Le jury, s’il y en a, décerne le prix au meilleur acteur.
Tout semblait sérieux au plus haut point. J’oubliai que mon sort s’y jouait sans que j’aie un mot à dire. C’est alors que je compris combien avait été infect mon travail de journaliste à la Cour de Lac-Mégantic et combien de malheureux j’ai dû faire naître à la misère, juste en faisant ce travail que le journal exigeait de moi et que j’accomplissais en croyant dans la nécessité de ma mission de dire la vérité. C’est un travail disgracieux, inhumain, qui fait ressortir l’intolérance des justes qui ont besoin de comptes rendus judiciaires pour se sécuriser, grâce à leur projection; pour se rassasier de voir leurs semblables payer pour les crimes qu’ils se reprochent peut-être de faire en silence ou de vouloir faire. J’ai regretté de ne pas avoir été tolérant à l’époque; mais nous avons tous en nous le justicier qui se punit, se purifie, à travers les autres. Il est assez difficile de combattre pour la tolérance puisqu’on se croit tous exempts de fautes; ce n’est qu’après avoir éprouvé la fragilité de la culpabilité et sa séparation de la responsabilité qu’il devient impossible de porter un jugement vraiment humain. La douleur et le vide intérieur s’expriment de mille façons, mais surtout dans la violence et l’intolérance.
- D’autres accusations viendront, souligna le procureur de la Couronne, s’acharnant à démontrer ma perversité.
Affichant un air de dégoût, il ajouta :
- Autant attendre d’avoir le dossier au complet.
- La cause est remise à la semaine prochaine, statua le juge.
Je ressortis étonné de n’avoir presque rien compris à ce numéro de cirque. J’aurais bien passé le chapeau pour la représentation, mais le public aussi n’y avait rien compris. C’eut été injuste… il n’en avait même pas eu pour son attention.
J’étais déboussolé de ne pas avoir été condamné. C’est tellement long, attendre, ne pas savoir ce qui nous pend au bout du nez.
(Jésus passa la nuit au Jardin des Oliviers à prier. Il suait aussi, sachant bien que les hommes aiment les jeux dans les arènes romaines.)
C’est la pire des tortures. Qu’importe! C’était le jeu. Je n’avais qu’une chose à faire : m’y résigner. Fermer ma gueule et attendre.
L’incertitude était cette meule qu’il est préférable de ne pas avoir au cou quand on est jeté à la mer… à la prison.