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Le jeune espion (10).

mai 9, 2020

À sa grande surprise, ce prêtre était non seulement le curé d’une paroisse de la région, mais l’évêque du diocèse de Hearst. Jean-François était fasciné. Non seulement Mgr Durand était seul, ne portait pas la soutane, mais il était tout simple. Il n’affichait même pas la préciosité d’un Mgr Savoie, rencontré à Sherbrooke, et encore moins, le faste, la prétention des membres du clergé au Québec.

Plus encore, non seulement était-il évêque, mais il connaissait et s’intéressait à tout ce qui se passait à la Maria. Jean-François refusa la confession offerte, jugeant qu’il n’en avait pas besoin, mais il promit à l’évêque de l’informer si quelque chose n’allait pas à la Maria.

  • Je sais qu’il est difficile de comprendre tout cela  pour un jeune de ton âge, mais l’avenir de notre diocèse repose sur la réussite de cette entreprise. La Maria est une toute petite mine, mais elle nous permet de mettre en place les institutions civiles et religieuses en créant un village spécifiquement français et catholique en Ontario. Comme le dit si bien M. Dubois, nous devons prouver aux Anglais et aux Indiens que les francophones ne sont pas seulement des sacreurs et des buveurs. Malheureusement, les bûcherons sont loin de nous forger une autre réputation. À la Maria, les travailleurs doivent donner l’exemple.

La Maria nous permet aussi d’être reconnus par le Vatican comme une mission. Ainsi, notre diocèse peut toucher l’argent des quêtes pour les missions étrangères. Le diocèse de Sherbrooke est notre principal bailleur de fonds. En ce bas monde, l’argent, c’est le seul vrai pouvoir.

Pendant la demi-heure d’arrêt à Hearst, Jean-François découvrit que cette ville était presque francophone, si on se donnait la peine de repérer les accents à travers une mer de parlants Anglais. Quel plaisir de renouer avec une ambiance francophone, de sentir à nouveau que l’on est chez soi ! Comme c’est important, la culture !

*

*     *

Jean-François en profita pour dormir de Hearst au Petit Lac, le village d’arrivée, pour se rendre à la Maria.

À la sortie du train, Jean-François constata avec étonnement que des bureaux et des meubles s’étalaient sur le quai. Les gens qui les avaient placés là attendaient comme lui. Jean-François s’en approcha discrètement. Ils parlaient français. Jean-François osa donc leur adresser la parole.

  • Vous venez aussi du Québec ?
  • Oui, de la Beauce. Nous avons vendu tout ce que nous possédions là-bas afin de nous installer à la Maria. Et toi, que fais-tu ici, seul, si jeune et de si bon matin ? Serais- tu le guide qui doit venir à notre rencontre ?

Jean-François n’eut pas le temps de répondre qu’un homme, grand, mince, avec une petite moustache, sortit de la gare.

  • Non, c’est moi. Éric Dagenais, ingénieur de la Maria, dit-il, en tendant la main.

La présence du nouveau venu sembla rassurer tout ce beau monde.

  • Le camion sera ici d’une minute à l’autre. Nous y chargerons vos affaires jusqu’à la rivière et là, nous devrons tout mettre sur un radeau pour nous rendre à la mine. Nous n’avons pas encore de chemin, nous y travaillerons bientôt. Vous êtes probablement les derniers arrivants à devoir emprunter la rivière, cette année. Le chemin devrait être complété au début de l’automne. Ce ne sera pas trop tôt.

Quand Jean-François aperçut tous les meubles sur le radeau devant emprunter la rivière Suicide, il comprit pourquoi l’ingénieur était aussi impatient d’en avoir terminé avec la route et le pont.

Les quinze premières minutes de voyage rappelaient les expéditions sur le Mississippi, un fleuve américain beaucoup plus grand. Que des arbres ! Des arbres ! Et encore des arbres ! Jean-François les scrutait, espérant voir surgir un Amérindien.

La nature sauvage, c’était le cas de le dire.

Un garçon de la Maria se dépêcha dès le départ, après avoir aidé à l’embarquement, malgré ses huit ans, à sortir sa ligne à pêche. « Autant en profiter. La rivière est très riche en dorés, un poisson délicieux », dit-il, partageant son loisir et son plaisir avec Jean-François.

Soudain, le radeau percuta sur une immense pierre, qui émergeait comme un iceberg et que l’on n’avait pas aperçue à la droite du radeau, qui flottait trop près du bord. La secousse fut telle que deux bureaux mal attachés tombèrent à l’eau, ainsi que les deux lampes qu’on y avait placées dessus.

  • Mon Dieu ! Mon Dieu !, s’écria une des dames. Tous mes livres sont dans les tiroirs. Tous mes souvenirs de jeunesse aussi.

Malgré les essais, il fut impossible de les récupérer.

Le périple se poursuivit sans autre problème jusqu’au quai de la Maria, pendant que l’ingénieur racontait les difficultés rencontrées, le printemps précédent, pour acheminer deux gros générateurs à la Maria.

  • Nous avons sué comme des bœufs, mais aujourd’hui, le village de la mine a son propre système électrique. M. Dubois a aussi acheté un vieil équipement téléphonique d’une municipalité de la Beauce, tant et si bien que l’on est mieux équipé que bien des citadins. Nous sommes en quelque sorte un îlot français, flottant sur une mer anglaise… en plein bois… parmi les mouches.

Bien avant l’arrivée à la mine, Jean-François fut saisi par un étrange bruit qui ponctuait les secondes aussi exactement qu’une horloge. Celui-ci crut d’abord qu’il s’agissait de coups de feu. Il imagina aussitôt un assaut des Indiens comme dans les films de Davy Crockett, présentés à la télévision. M. Dagenais saisit vite la surprise des nouveaux venus.

  • C’est la pompe du réservoir d’eau. Vous devez vous y habituer, car ce bruit ne cesse jamais.

À son arrivée, Jean-François fut stupéfié. Non seulement y avait-on aménagé un petit quai, mais tout un village s’agitait avec ses rues et ses maisons carrées, toutes identiques les unes aux autres. Plus loin à droite, dominant le village, un immense chevalement, et à gauche, sur la colline, trois magnifiques maisons.

Des femmes accoururent au quai à la rencontre des nouveaux arrivants.

À voir les mines réjouies, les embrassades qui n’en finissaient plus, Jean-François comprit que tout ce beau monde se connaissait déjà. Il était le seul inconnu. Pas un enfant. Quelle tristesse !

On chargea les meubles à l’arrière d’un vieux camion de l’armée. Le chauffeur, un certain Paul Fortin, avait toujours une cigarette au bec. Il semblait le boute-en-train du village. Une farce n’attendait pas l’autre. Pourtant, jamais rien de déplacé, jamais de jurons. Il fallait dans cette communauté ultra catholique donner l’exemple du parfait chrétien. C’était la règle sainte, inviolable.

  • Tu es seul, le petit ? Cria Fortin. Alors, viens avec moi. Tu m’aideras à décharger tout ce matériel et tu pourras visiter le village en même temps.

Fortin était dans la trentaine. Le plus vieux des mineurs. Il ne cessait jamais de parler. Jean-François l’écoutait sans vraiment porter attention, plus concentré à découvrir les lieux.

Ils laissèrent quelques meubles à la première maison, puis chemin faisant, ils s’arrêtèrent près d’une immense bâtisse pour y dîner.

  • Ici, mon jeune, c’est la salle communautaire. Nous avons contribué à son aménagement. La mine a cessé d’opérer et nous l’avons construite en une semaine. C’est à la fois la salle de jeux, le magasin, le bureau de poste, le presbytère, l’école et l’église. Eh oui ! La Maria, c’est déjà officiellement, non pas une paroisse, mais une mission. Notre aumônier, l’abbé Bureau, habite juste au-dessus. C’est un vieux scrupuleux, mais un saint homme.

Jean-François et Fortin se présentèrent à la cafétéria, où une cinquantaine d’hommes, tous dans la vingtaine, mangeaient frénétiquement. « La moitié d’entre nous travaille dans la mine à cette heure-ci. Les autres, les mariés, sont chez eux. » D’expliquer Fortin.

Le dîner fut succulent. Jean-François était le point de mire, non à cause de son jeune âge, mais parce qu’il était l’inconnu. Sa présence passa vite inaperçue. La curiosité satisfaite, tous retournèrent à leurs propos.

  • On mange bien, mais vite. Il n’y a que cela à faire,  ici : travailler. On est assez bien payés, si on compare à ce qui se donne au Québec, mais on reçoit des parts de la mine en compensation. On n’a pas de temps à perdre si on veut un jour, comme le promet Mgr Savoie, avoir notre auto avec une plaque d’immatriculation en or, notre nom gravé dessus.

C’est aussi la seule place où tu verras des jeunes filles, car à part nos épouses, il n’y a que trois filles célibataires à la mine. Cinq, si on compte les deux institutrices. Et, elles travaillent toutes à la cuisine. Tu n’es pas chanceux, elles sont trop vieilles pour toi.

  • Deux institutrices ? Pour faire quoi ?
  • L’école, pardi !
  • Mais il n’y a pas d’enfants. Je n’en ai pas vu.
  • C’est normal, ils sont tous en classe. Une bonne trentaine, de six à dix ans et une dizaine au secondaire. La vieille fille, Mme Langevin, s’occupe du secondaire, alors que la plus jeune, un beau pétard que cette Sonia Larose, fait la classe aux plus jeunes.

De retour sur la route, Jean-François put constater que la Maria était très bien équipée. Il y avait un parc pour les enfants, des balançoires ainsi que plusieurs jeux, patinoires attendant l’hiver, et la rivière, bien évidemment, pour s’y baigner, car, à cette époque, l’eau était encore parfaitement potable.

  • Ici, poursuivit Fortin, la pêche, c’est le ciel. Les mouches noires, c’est l’enfer. Tu es chanceux, il n’a pas encore plu et le soleil est trop fort pour qu’elles sortent, mais tu ne perds rien pour attendre. Ce sont des dévoreuses d’oreilles dépareillées.

La journée fut courte en compagnie de Fortin. Après quelques heures seulement, Jean-François connaissait superficiellement tous les habitants et les caprices de chacun, grâce à tout ce qu’il lui racontait.

L’histoire la plus drôle était certainement la guerre des nerfs que se livraient les deux institutrices, probablement jalouses l’une de l’autre. Sonia Larose, la plus jeune, prétendit être empêchée de dormir par les ronflements de la plus vieille, Mme Langevin. Elle a obtenu de déménager chez les Chagnon, mais là, elle se plaignit du bruit des trop nombreux enfants. Elle tempêtait aussi du fait qu’elle devait se laver à même une chaudière, en l’absence de bain. Non seulement la jeune institutrice attirait-elle l’attention par sa guerre contre son aînée, mais elle faisait aussi jaser à cause de ses amourettes avec son cousin, un jeune mineur, installé à la mine depuis le début. Peut-être ses dépressions suivaient-elles les hauts et les bas de cette idylle ?

Quand Fortin s’arrêta, il regarda Jean-François dans les yeux et dit :

  • Écoute ce que je te dis là. C’est le secret par excellence de la mine. Tu ne dois jamais le répéter, particulièrement devant les Dubois. Promis ?

Ici, c’est Langlois. Langlois, une fois par mois, se rend à Princetown, la ville la plus près, chercher de la boisson. Il en cache dans le bois et la vend à toutes les grandes occasions. Il faut faire attention de ne pas se faire prendre, ce serait l’expulsion.

Dubois a déjà retourné chez lui un certain Gosselin qui était allé se marier à une fille de Sherbrooke, tout simplement parce qu’avant de partir, il avait bu un peu au Petit Lac, question de fêter l’événement.

Qu’importe qu’à son retour avec son épouse, il ait tout son ménage, il avait désobéi. Il fut chassé comme un lépreux. C’est un intransigeant, ce Dubois. Un fanatique. Lui et sa femme sont pires que les curés. Jamais un mot déplacé, jamais de farces salées. Ici, c’est plutôt Mgr Savoie qui est l’as des farces cochonnes. Tu verras, avec le temps, c’est le monde à l’envers. Les curés ne portent pas la soutane, racontent des histoires cochonnes, mangent de la viande le vendredi, sous prétexte que c’est permis lorsqu’ils ont beaucoup voyagé et ils sont les rois de la danse. Dieu merci ! Ils sont tout le contraire du clergé du Québec. Ici, les religieux ne sont pas constipés. Heureusement pour nous ! Mais, ce n’est pas le cas des Dubois…

Dubois descend rarement de sa colline, sinon pour venir prier tous les soirs, à la même heure, devant la statue de la Vierge, placée au centre du village. Cela nous permet de respirer un peu, de vivre notre jeunesse. La moyenne d’âge des mineurs n’est que de vingt ans, après tout. Je suis le plus vieux et Éric Gélinas n’a que 15 ans.

À la fin de la journée, Jean-François fut conduit à nouveau à la salle communautaire. Après souper, il s’installa sur une chaise afin d’assister aux parties de badminton et de billard que se disputaient six hommes, avant de retourner travailler.

Il était absorbé par le match quand Dagenais l’interpela.

  • Eh bien ! Mon petit, les Dubois ne sont pas arrivés.

Tu devras coucher au dortoir. Ils viendront te prendre ici, demain matin, j’imagine.

Jean-François fut conduit dans une bâtisse qui servait, comme au juvénat, exclusivement de dortoir pour les mineurs non mariés. D’immenses filets recouvraient chaque lit pour se protéger des mouches.

  • Elles sont si voraces, lui dit-on, que même si tu montais sur le réservoir, elles te suivraient. Pourtant, plus tu es haut, moins il devrait y en avoir. Le petit François Bélair a failli y laisser sa peau, l’été dernier. Il était boursoufflé de partout.

À cause du bruit de la pompe du réservoir, Jean- François eut bien de la difficulté à s’endormir. « Comment pourrait-il survivre dans un tel trou ? » Se demandait-il avec de plus en plus d’anxiété.

À peine avait-il déjeuné que M. Dubois fit son apparition.

  • Alors, Jean-François, pas trop dépaysé ?

M. Dubois n’attendit pas la réponse et ajouta :

  • Viens avec moi. Tel qu’entendu avec ton père, tu ne demeureras pas dans le village, même si ici tout le monde est bon catholique. Tu vivras chez ma fille Huguette. Tu l’aideras, ainsi que Mme Lupien, notre femme de ménage indienne. Tu seras un peu comme notre fils, car mon Adrien est déjà assez vieux pour agir comme contremaître de la mine. C’est un ancien aviateur, à la démarche sûre qui, malgré les apparences, a un cœur en or.

Ainsi, Jean-François partit vivre sur la colline, privé des contacts quotidiens avec les travailleurs de la mine. Il se demandait bien comment il pourrait trouver réponse à ses questions dans de telles conditions. Sa mission semblait compromise, car les Dubois lui interdisaient de se rendre sans eux au village.

  • Nous avons promis de te surveiller. Nous sommes responsables de tout ce qui peut t’arriver, d’ajouter M. Dubois. Et une mine, c’est toujours un chantier dangereux.

Faute de pouvoir tout savoir, Jean-François se fit un devoir d’envoyer son salaire mensuel à ses parents.

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