Le jeune espion (4).
L’enthousiasme était tel que l’orateur ne put placer un mot pendant trois minutes, car la salle entière exultait dans une ovation debout. Jean-François n’avait jamais vécu des moments aussi exaltants. Comme les autres convives, il était debout, applaudissant à pleines mains.
Monseigneur Savoie reprit alors la parole :
- Sachez que si Monsieur Dubois est le cerveau de cette entreprise, vous en êtes le cœur. Sans votre générosité et vos contributions, il est impossible de poursuivre les opérations. Cette mine, qui est aussi une œuvre de foi et de patriotisme, ne nous appartient pas, elle est à vous. À vous, les actionnaires qui croyez à son succès.
Même si les applaudissements l’empêchaient de réfléchir, Jean-François comprit que ses parents avaient acheté une mine d’or. Il fut pris alors d’une soudaine admiration pour son père, qui le toisa du regard. Puis, il eut un nouveau moment d’appréhension, en se demandant en quoi cela pouvait le concerner. Un frisson de terreur l’envahit, quand lui revint en mémoire une photographie illustrant un livre d’histoire, où des enfants devaient travailler jusqu’à douze heures par jour dans des mines de charbon, en Angleterre. « Papa ne peut pas m’envoyer comme esclave dans une mine », se dit-il. « Peut-être qu’il en coûte trop cher pour nourrir la famille et qu’il a besoin de moi pour suppléer aux besoins ? »
Jean-François fut envahi par un profond sentiment de fierté. Il était content de participer au salut de sa famille, tel le Petit Poucet. Il s’exhortait à tous les sacrifices, quand une nouvelle salve d’applaudissements le tira de ses réflexions. Aussi écouta-t-il plus attentivement les propos de Monseigneur Savoie, qui parlait avec verve :
- Oui ! Vous avez bien entendu. Avant mon départ,
Monsieur Dubois m’informait qu’on vient tout juste de découvrir deux nouvelles veines : la Sainte-Thérèse et la Saint-Joseph. Le succès est maintenant assuré, mais il faut patienter encore un peu avant d’en tirer les dividendes, car nous n’avons pas trouvé l’artère principale, celle qui portera le nom de Sainte-Marie, en l’honneur de notre sainte patronne, la mère de Dieu, la Sainte Vierge.
À l’instant où Monseigneur Savoie parla de la Vierge, les prêtres qui l’entouraient prirent une attitude de recueillement.
Le silence qui pesa alors sur la salle ramena Jean- François à la réalité. En pensant à toutes ces artères et à toutes ces veines, il se souvint de son examen de biologie. Il n’avait pas encore étudié.
Il sortit de son cauchemar quand Monseigneur Savoie montra des pierres et des spécimens que les Dubois avaient extraits de la MARIA. Il invita aussitôt les convives à passer dans la salle voisine pour voir une maquette de la mine et pour admirer le minerai magique.
Encore ébranlé par le discours de Monseigneur Savoie, Jean-François suivit son père, qui se dirigeait du côté de la salle de démonstration. À son entrée, il fut émerveillé par la maquette qu’on avait installée. En plus du village des mineurs, il pouvait voir le moulin sous lequel on avait placé, à six pouces de profondeur, des lumières et des tubes de couleurs différentes pour indiquer les veines qui avaient été découvertes. Elles étaient toutes orientées vers un chevalement et un réservoir qui surplombaient la maquette.
Après les explications de Monseigneur Savoie, les convives furent invités à visionner un film qui avait été tourné à la mine. Même s’il ne pouvait enregistrer tout ce
qui défilait à l’écran, Jean-François était emballé. Il fut saisi par l’enthousiasme des invités qui applaudirent en voyant, dans le film, Monsieur Dubois, le président, arriver sur les lieux. Il fut étonné aussi par les petites maisons carrées qui s’entassaient les unes à côté des autres, et au centre desquelles on avait érigé la statue de la Vierge, pour veiller aux intérêts de tous. Il fut enchanté de voir autant de jeunes garçons jouer dans un parc où se trouvaient des tourniquets et des balançoires. Monseigneur Savoie insista sur la présence d’une école à la mine, afin d’assurer une relève qui soit un exemple de foi chrétienne en Ontario.
« On y enseigne le français, même si c’est interdit en Ontario. », dit-il.
Malgré les éloges de Monseigneur Savoie, Jean- François ne put s’empêcher de trouver cette institution de haut savoir un peu exiguë. Son attention fut détournée, cependant, quand on montra à l’écran des Indiens, rendant visite aux mineurs. Pour le jeune juvéniste, les bons rapports qu’entretenaient les mineurs et les Indiens avaient moins d’importance que le fait qu’ils ne portaient plus de plumes et qu’ils ressemblaient à des gens bien ordinaires. Ils portaient même des pantalons, alors que Jean-François s’attendait à les voir nus. Quelle déception ! Jean-François aurait bien aimé savoir si les Indiens sont plus ou moins bien membrés que les Blancs.
Bien qu’il fût impressionné par les pêches miraculeuses de dorés dans le Nord, Jean-François sursauta quand il constata que le chevalement de la mine renfermait une cage qui descendait sous la terre pour donner accès aux galeries souterraines. Il fut paralysé par ce fait nouveau : « Le diable n’habite-t-il pas le centre de la Terre ? Le pire des péchés n’est-il pas l’adoration, de
devenir l’esclavage du diable pour avoir de l’or ? Un or récupéré pour le grand Satan lui-même ou serait-ce Lucifer ? Peu importe, pour le diable. » La mine n’était-elle pas devenue, depuis qu’il avait aperçu ses entrailles, rien de moins que le veau d’or ?
Son cœur palpita, découvrant que ses parents, pour acquérir la richesse grâce à cet or, l’avaient vendu au diable. Sa peur fut telle que son père remarqua aussitôt la blancheur de son teint. Il lui offrit de sortir, invitation que Jean-François déclina. Le reste de la soirée fut pour lui un véritable enfer. Les chants, même s’ils étaient interprétés par le célèbre abbé Dion, de la Belle Chanson, les danses, rien ne lui fit oublier cette découverte. Ses parents l’avaient vendu au diable. C’était tout ce qui avait maintenant de l’importance.
Au retour de la réception, il s’assit à l’avant de l’auto, avec son père. Son calvaire était tel qu’il ne put empêcher les larmes de couler sur son visage de plus en plus blême.
Quand son père se tourna pour lui parler de la soirée, il constata, impuissant, les dégâts sur le visage de son fils. Il était d’autant plus impuissant qu’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait.
- Mais que t’arrive-t-il ? Tu as l’air bouleversé. Es-tu malade ?
Jean-François explosa en sanglots. Il réussit avec peine à dire quelques mots :
- Pourquoi m’avez-vous fait cela ?
- Fait quoi ?
- M’envoyer en enfer !
- Je croyais que tu étais un homme et que tu pouvais aller travailler dans le Nord. Puisque tu es le seul à être instruit, je croyais que tu aimerais laisser tes études pour te rendre à la mine et nous informer des derniers développements. Certains prétendent qu’on nous a induits en erreur. En allant sur place, tu pourras dire ce qu’il en revient vraiment. Nous pouvons perdre une fortune, si c’est vrai, ou devenir très riches, si c’est le contraire. Tu seras seul à pouvoir nous garantir la réponse.
Malgré les explications de son père, les yeux de Jean- François laissaient planer le doute.
- Ce n’est sûrement pas ce qui te fait pleurer autant ? Je comprends que c’est loin, qu’on te demande un gros sacrifice, mais ce n’est que pour quelques mois. Tu y seras traité en prince. Je m’en suis assuré avant d’accepter ce plan. Crois-tu que j’aurais envoyé mon fils avoir de la misère ? Je t’aime beaucoup trop pour ça. Tu es assez responsable et fiable pour réussir la mission qu’on te confie. J’ai confiance en toi.
En entendant cette confidence, Jean-François éclata de nouveau. Son père essaya à nouveau de le consoler, même s’il n’y comprenait rien :
- Est-ce parce que tu ne veux pas laisser tes études ? Le juvénat est ravi que tu t’y rendes. Tu pourras te reprendre, puisqu’on est disposé à te donner des cours de rattrapage privés à ton retour. Le juvénat est d’ailleurs concerné par le succès de ta mission en Ontario : il a investi des sommes colossales dans la mine.
Les paroles de son père défilaient dans la tête de Jean- François, qui balbutia quelques mots, avant que les sanglots ne lui nouent la gorge.
- Comme ça, vous ne m’avez pas…
Voyant l’état lamentable de son fils, le père de Jean- François arrêta la voiture en bordure de la route. Il alluma les clignotants et la lumière à l’intérieur de la voiture, pour
continuer cette conversation qu’il avait pour la première fois en seize ans avec son fils, triste à mourir.
- Qu’est-ce que nous n’avons pas fait ?
- … Vous ne m’avez pas vendu. Il hésita. Vendu au diable ?
- Quoi ?
Même s’il voulait garder tout son sérieux, le père de Jean-François pouffa de rire. Pour ne pas troubler son fils davantage, il l’étreignit. En lui tapotant le dos, il lui confia :
- Mais non, grand fou ! Tu peux nous éviter la ruine ou faire notre fortune, si tu nous informes bien et assez vite. C’est pour cela qu’on t’envoie là-bas. Même si tu es très jeune, tu es le seul qui puisse nous informer sans soulever de soupçons. Tu aimes travailler, tu es intelligent et tu es curieux comme personne. Nous voulons t’y engager et que tu rapportes dans tes lettres tout ce que tu vois et entends là-bas. Nous t’envoyons, disons, comme espion, quelques mois afin de savoir s’il est vrai que la mine est rentable.
Jean-François cessa de pleurer. Même s’il reniflait encore, une joie incommensurable l’envahit, une joie qui n’avait d’égale que l’étreinte de son père. Pour la première fois de sa vie, il avait l’impression de découvrir le bonheur. Rassuré, il laissa échapper quelques mots :
- Vous ne pouvez savoir comme je suis heureux que vous soyez mon père !
Sur cette note, M. Bégin, le père de Jean-François, tourna la clé de la voiture qui redémarra, ramenant cette fois deux hommes heureux, deux hommes qui venaient de franchir un pas encore plus important que le premier pas sur la lune.
*
* *
Après les vacances de Pâques, Jean-François fut reconduit par son père au juvénat.
M. Bégin en profita pour rediscuter du projet avec le supérieur ; cet incident lui faisait maintenant douter de la capacité émotive de Jean-François à mener ce travail sans traumatisme. Il insista pour proclamer que le bien-être de son fils était plus important que toutes les sommes investies dans la mine. Le père de Jean-François se laissa tout de même persuader que son fils pouvait mener cette petite enquête, même si parfois sa naïveté était très déconcertante.
Les premiers jours du retour furent splendides. Ainsi, à chaque fois que Jean-François rencontrait le supérieur, celui-ci le saluait d’un large sourire, accompagné d’un
« Monsieur Bégin », qui flattait l’orgueil du jeune homme. Jean-François se sentait revalorisé plus qu’il ne l’aurait jamais espéré.
Pensant qu’il pouvait partir d’un moment à l’autre, Jean-François redoubla d’ardeur au travail. Cela lui mérita plus d’attention de la part de ses professeurs, notamment de son professeur d’enseignement religieux, qui voyait, sans doute, germer dans son changement d’attitude, une future vocation sacerdotale. Croyant que sa ferveur religieuse avait un lien avec ce changement dans les études, le vieux prêtre détecteur d’âmes religieuses ne manquait pas de sonder l’âme du jeune homme, qui se faisait un devoir d’aller communier tous les matins, question de s’assurer que le diable ne pouvait pas l’approcher.
La fin de l’année s’annonçait sans problème pour
Jean-François, jusqu’au jour où trois gais lurons décidèrent de jouer un bon tour aux gars en train de prendre leur douche. En fermant la valve d’eau froide, les doucheurs durent se précipiter nus à l’extérieur de la douche pour éviter d’être ébouillantés. Jean-François, qui faisait partie du groupe, constata alors qu’il était le seul à ne pas avoir une peau, une capine, recouvrant le gland de son pénis. Il ne sut que bien plus tard que ça s’appelait un prépuce.
Incapable de s’expliquer cette différence physique, Jean-François en conclut qu’il était infirme. À partir de ce moment, il se referma sur lui-même, car il ne savait pas avec qui parler de son désarroi, de sa honte. Il accorda une importance capitale à ce détail, se rappelant que ses frères, contrairement à lui, avaient aussi un chapeau sur le gland. Sa différence l’obséda d’autant plus que certains de ses camarades se firent une mission de le faire savoir à tous les autres jeunes. Ils le surnommèrent dès lors, « le rongé »
Effrayé à l’idée d’être la risée de ses compagnons, Jean- François développa des scrupules qui frisaient le ridicule, pour échapper au regard des autres.
Le soir, par exemple, il trouvait toutes sortes de raisons pour ne plus mettre son pyjama, tant que les lumières étaient allumées. Il enfilait ses vêtements de nuit sous la couverture, au cas où. Il en vint ainsi à détester cette partie de son corps qui le différenciait des autres. La nuit, parfois, il rêvait même de se mutiler, plutôt que d’endurer une telle humiliation. Il se serait bien débarrassé de ce pénis gênant pour ne plus subir les sarcasmes de ses voisins. Quand on est jeune, une différence corporelle peut facilement vite devenir une obsession. On s’imagine qu’en plus d’avoir tout le monde qui la voit, tous ne portent attention qu’à cette difformité.
Jean-François ne trouva pas dans les livres, l’explication de sa différence, car ceux-ci étaient censurés. Mieux valait garder les jeunes dans l’ignorance que d’éveiller une nature qui attendait seulement le moment propice de s’exprimer. Le péché et la culpabilisation sont des moyens beaucoup plus efficaces pour contrôler les âmes que l’état de grâce et la fierté de soi. Une âme humiliée engendre vite un homme soumis. C’est ce que toutes les religions avaient compris, d’où leur morale basée sur la honte d’être sexué.
Par contre, Jean-François, se comparant avec les autres garçons, sut se réconforter quant à la beauté de son visage. Il découvrit, en devenant une forme de vedette, la puissance de sa beauté. À l’adolescence, la capacité de séduction est sans cesse mise à l’épreuve, car on croit qu’elle détermine si les autres nous aiment. L’indifférence ou les moqueries sont à éviter.
De ce fait, Jean-François se passionna de plus en plus pour la beauté des visages. Il voulait savoir à quoi ressemblaient les garçons de tous les pays du monde. Il cherchait ce qui les rendait uniques et ce qu’ils avaient de commun avec le peuple ou la race à laquelle ils appartenaient. Il chercha dans tous les livres disponibles des portraits de garçons, pour mieux les connaître et les admirer. La beauté de ces visages, si différents, selon les races, le passionnait. Il en connaissait chaque trait, savait apprécier toutes les différences. Son amour avait atteint une dimension universelle. « Que Dieu est bon, se disait-il, d’avoir créé tant de beauté, tant d’humains à découvrir. Il faudrait plus qu’une vie pour y parvenir. »
Il rêvait d’amitiés à conquérir. Il s’attachait surtout aux regards, miroir de l’âme. Sa nouvelle passion n’avait
pas de limite, surtout pas celle de la couleur de la peau. Les étrangers étaient encore plus beaux, car plus exotiques. Même l’Enfant Jésus avait ses attraits et le petit Dominique Savio était une beauté divine incarnée, un cri des sirènes, un appel à l’amour et à la tendresse.
Mais, du même coup, à cause de la forme de son sexe, les complexes d’infériorité de Jean-François prirent une telle ampleur qu’il décida de ne plus aller uriner en même temps que ses compagnons, afin d’éviter d’être vu et surtout, pour éviter les sarcasmes que sa présence provoquait dans les toilettes. Parce qu’il y allait maintenant après les récréations, pour n’être vu de personne, il accumula les billets de retard. Tant et si bien que le surveillant des études s’impatienta et décida d’envoyer le jeune retardataire chez le père Labonté, le préfet de discipline.
Pendant qu’il se dirigeait chez le préfet, Jean-François se rappela les cancans qu’on racontait au sujet de l’amour de celui-ci pour les petits zizis. Une idée germa alors dans sa tête. Puisqu’il était impossible de parler de ce sujet sans créer de scandale, Jean-François pensa séduire le
« prétendu détraqué » pour l’amener à examiner sa partie humiliante et savoir, du même coup, s’il devait continuer à se voir comme une espèce de monstre.
Ainsi arriverait-il peut-être à percer le mystère : le préfet avait sûrement une connaissance en la matière, c’était du moins sa réputation. Ce projet était sa dernière chance de connaître la vérité.
Jean-François se rappelait aussi avoir surpris des discussions de ses parents, qui racontaient que des garçons avaient été tués par des prédateurs sexuels, ce qui était loin de le rassurer. Depuis, Jean-François mourait de peur dès
qu’un adulte le regardait avec insistance.
Malgré sa peur, Jean-Francois voulait une réponse à ses questions.
Quand il entra chez le préfet, Jean-François se planta devant lui, les deux mains dans les poches, ayant pris soin de descendre la fermeture éclair de son pantalon. Qui ne comprendrait pas l’invitation ?
À son entrée, le prêtre leva les yeux vers le jeune homme, qui fut glacé de peur. Malgré la sévérité qui se lisait sur le visage du prêtre, Jean-François décida de mener à bien son plan. Il esquissa son plus beau sourire, tout en agitant les mains dans ses poches, afin d’attirer l’attention là où il le fallait.
Comme prévu, le préfet jeta un rapide coup d’œil sur les parties basses du jeune homme. Mais contrairement à ce que Jean-François avait espéré, la réaction fut tout autre. Même si ses yeux s’allumèrent et semblèrent s’enflammer, il semonça immédiatement son jeune visiteur.
- Fermez la porte et enlevez vos mains de vos poches… Qu’y a-t-il ? Je ne vous ai jamais vu auparavant.
Sitôt qu’il eût refermé la porte derrière lui, Jean- François se plaça de nouveau devant le préfet, qu’il prenait déjà pour son juge. En effet, il fut saisi par le regard inquisiteur du prêtre, qui se tourna néanmoins vers la bibliothèque.
- Vous feriez mieux de remonter votre fermeture éclair, vous pourriez prendre froid. Ne vous ai-je pas demandé ce qui vous amène ici ?
Jean-François était satisfait. Il avait regardé là où il le voulait.
Cependant, il était sidéré, bouleversé par la réaction trop normale de celui que l’on prétendait être un
maniaque. Jean-François se sentait maintenant humilié. Ne serait-il pas assez joli pour enflammer ce cœur ? Tous ces racontars seraient-ils des mensonges, un autre piège ?
Après quelques secondes d’hésitation, il répondit, tout en remontant sa fermeture éclair :
- Les retards, mon père.
- Et pourquoi êtes-vous donc en retard ?
Jean-François n’osa plus parler de ses scrupules et de l’absence suspecte de son prépuce.
- Je n’ai pas assez de temps pour préparer mes livres et me rendre aux toilettes avant la période d’études.
- Vous manquez probablement d’ordre. Demandez au père Duteil d’examiner votre casier.
Pendant qu’il parlait, le préfet s’appliqua à remplir une feuille d’absence jaune, qu’il tendit à Jean-François, sans lever les yeux sur lui.
- Retournez à votre étude, après avoir vu le père Duteil !
Décontenancé, Jean François quitta le bureau, sans remarquer que le préfet, le visage entre les mains, était visiblement ébranlé par cette apparition.
En se dirigeant vers le bureau du père Duteil, Jean- François ronchonnait : « Je suis trop laid. Il ne m’a même pas remarqué. ».
La rage au cœur, il courut au dortoir, où il se jeta sur son lit pour pleurer. Humilié, il se jura qu’un jour, il se vengerait de la froideur du prêtre. Ce n’était plus l’échec du moyen pour obtenir des informations sur sa situation qui le blessait affreusement, mais le désir d’être « voulu », qui s’était soudainement réveillé en lui. Ce premier désir était trahi, repoussé, sans trop savoir pourquoi.
Il était tellement vexé de l’échec de sa première
tentative de séduction, qu’il oublia de se blâmer de n’avoir pas su poser la question. Pour lui, comme pour tout le monde, la sexualité était un sujet absolument tabou. Il n’avait pas osé en parler, car d’y penser était déjà un péché mortel. La folie créée par la pensée religieuse sur la sexualité n’a pas de limite. Tout ce qui est sexe est condamné.
Avec l’échec de son plan, Jean-François crut qu’il ne saurait jamais pourquoi il était différent des autres. Cela lui semblait encore plus important depuis qu’il avait remarqué, en se rappelant la nudité de Jean-Paul et de Benoît, qu’il était le seul de sa famille à avoir le pénis ainsi arrangé. Aurait-il été adopté ? S’agissait-il de la marque des enfants illégitimes ? Il serait un bâtard. Sa naissance devenait de plus en plus mystérieuse. Il doutait de ses origines. Sa tristesse était incommensurable.
À plusieurs reprises, il refoula sa gêne et voulut questionner son confesseur. Mais à chaque fois, il abandonna, honteux de penser à des choses qu’il commençait à soupçonner d’être viles, comme on lui avait toujours enseigné.
Cette mésaventure faisait rage en lui quand Jean- François apprit, lors d’une conversation téléphonique avec son frère Jean-Paul, le départ prochain de Raymond et de sa famille pour le Manitoba. S’ajoutant à son angoisse, cette nouvelle le remplit non seulement d’une profonde tristesse, mais d’un vrai désespoir : il perdit le sommeil et l’appétit.
Désirant follement revoir Raymond avant son départ, Jean-François décida de demander un congé pour la fin de semaine. Il se rendit donc chez le directeur et tenta de le persuader que son état de santé exigeait une visite chez son
médecin de famille. Mais le directeur, qui avait l’habitude de ces demandes, en décida autrement et l’envoya à l’infirmerie.
Pris au piège, Jean-François devait feindre la maladie, l’exagérer au maximum.