Petite anthologie de textes érotiques masculins par Jean Ferguson.
TOU FOU
(Chinois, 712-770)
Le poète Tou Fou a vécu à la cour des Tang. Son inspiration érudite est pourtant marquée par un ton très personnel, il sait émouvoir même lorsqu’il s’insurge contre les horreurs de son temps. Il s’est élevé au-dessus de ses difficultés personnelles et il a célébré les amitiés masculines d’une façon non équivoque. C’est pourquoi on l’a intentionnellement mal traduit souvent pour respecter la rectitude des mœurs que privilégie le monde communiste chinois actuel.
JE BÂTIRAIS UNE MAISON…
Les flammes implacables
ont consumé complètement
la maison où je suis né.
Pour me consoler de ce malheur,
je suis monté à bord d’un vaisseau d’or.
J’ai joué de ma flûte de roseau
et j’ai chanté une chanson à la lune.
La lune a été si triste de mon épreuve
qu’elle s’est voilé la face avec un nuage qui passait.
Ensuite, j’ai porté mon regard sur la montagne,
mais la montagne s’est cachée dans son rideau de brume.
J’avais l’impression que toutes les joies de ma jeunesse
avaient disparu dans ma maison brûlée.
Je voulais mourir
et je l’ai dit à la mer.
Elle m’a répondu, car, au même moment,
un joli garçon est passé dans sa barque
et j’ai cru voir la lune se refléter dans son regard.
S’il le voulait, le beau jeune homme,
je me rebâtirais une maison dans son coeur.
JE RÊVE Â TOI, LI BAI
La mort nous a séparés : à quoi bon me mettre à pleurer?
Il est vivant ailleurs et moi je pleure.
Au sud du fleuve, on ne me rejoint plus;
On ne me fait pas parvenir des nouvelles;
C’est pour cette raison que je sais
Que l’Ami s’en est allé et il n’existe plus maintenant que dans mon rêve.
De cette façon, il sait que je pense à lui
Même s’il a disparu au filet de l’oubli.
Je te demande : as-tu pu reprendre l’usage de tes ailes?
Tu n’es plus qu’un fantôme
(elle est bien loin la route où je serais face à la vérité).
Fantôme venu d’une forêt d’érables d’un vert sombre,
Fantôme qui retourne vers le pays noir
Alors que la lune éclaire
Comme si elle voulait te faire surgir
Des murs de ma chambre.
Eaux aux profondeurs étonnantes,
Longues et larges vagues,
Ne laissez pas passer les dragons !
Les nuages ont couru dans le ciel
Et tu étais leur prisonnier, Li Bai,
Tu vagabonderas bien longtemps
Au point que tu ne reviendras plus jamais…
Pendant trois nuits, ta présence m’a hanté;
Tes sentiments pour moi étaient clairs
Car au moment de me quitter
J’ai senti ton inquiétude ;
Il ne t’était pas facile
Ce pénible départ
Et tu savais bien comme il est éprouvant
De franchir les fleuves et les lacs :
Il y a tant de vent et les vagues sont si hautes.
Grande est la peur de perdre les rames.
Une fois sur la rive,
Tu as passé ta main dans tes cheveux blanchis
Par les soucis quotidiens.
Et la ville grouillait de chapeaux de mandarins
et de chaises à porteurs !
Toi seul désormais connais le chagrin
D’être là-haut dans le paradis :
Aucune possibilité de revenir ici-bas
Car le filet de l’au-delà a les mailles si serrées,
Vieil ami, tu t’y es pris !
Pour mille automnes et dix mille ans,
On dira de toi que le prix de ton existence misérable,
Ce fut d’avoir été aimé…
(Traduction : Vhin Tram)
JEAN GENÊT
(Français, 1910-1986)
Genêt est tout un personnage. Romancier, poète, homme de théâtre, il s’en prend aux préjugés sociaux et raciaux et se révèle un grand écrivain malgré le peu d’étude qu’il ait eu l’occasion de faire. Enfant abandonné, il a été recueilli par un musicien aveugle. À quinze ans, il est déjà relégué dans une maison de redressement pour vol. Après plusieurs condamnations, il continue, petit voleur à la tire, peu dangereux et finit, jeune adulte, par un cambriolage plus important.
Il écrit déjà sur ses compagnons de cellules. Après la guerre, en 1946, plus précisément, paraît Notre-Darne-des-Fleurs, son premier roman. Se succéderont des œuvres toutes plus originales les unes que les autres qui
exalteront l’amour entre hommes, car aimer un homme pour Genêt, c’est être deux fois un homme. Devenu célèbre et honoré pour ses livres, car il a eu, à ses débuts, comme mentors Jean Cocteau etJean-Paul Sartre, il meurt dans une simple chambre d’un petit hôtel parisien.
Erik et le bourreau se tenaient embrassés étroitement, face à face. Le slip d’Érik était déchiré. Son pantalon de drap kaki tombait, formant entre les jambes un tas de linge épais, laissant dans le brouillard s’écraser contre l’écorce rouge les fesses à la peau douce, ambrée, aussi précieuse à l’oeil que le brouillard de lait dont la matière était orientée comme celle de la perle. Érik suspendu par les deux bras au cou du bourreau, ses pieds ne touchaient plus l’herbe mouillée. Seule y traînait la culotte de drap effondrée entre les mollets nus et les chevilles. Le bourreau, la queue encore raide, passée entre les cuisses serrées d’Érik, le soutenait et s’enfonçait dans la terre grasse. Leurs genoux trouaient la brume.
Le bourreau serrait le gosse contre soi et, en même temps, l’appuyant sur l’arbre, y écrasait son cul. Érik attirait la tête de l’homme qui s’apercevait que la musculature du môme était solide et sa violence terrible. Dans cette position, ils restèrent immobiles quelques secondes, les deux têtes pressées très fort,
joue contre joue, et le bourreau le premier s’en décolla, car il avait déchargé entre les cuisses dorées, et par la brume du matin, veloutées, d’Érik. Malgré le bref instant qu’elle dura, la position avait suffi pour faire naître chez le bourreau et son aide de ce matin un sentiment de tendresse simultanée : Érik pour le bourreau qu’il tenait par le cou d’une telle façon qu’elle ne pouvait être que tendre, et le bourreau pour le gosse, car même s’il était nécessité par la différence de taille des deux gars, le geste était si câlin qu’il eût fait fondre en larmes le plus dur des hommes. Érik aima le bourreau. Il voulut l’aimer et il se sentit, peu à peu, enveloppé dans les plis immenses du légendaire manteau rouge où il se blottissait en même temps qu’il tirait de sa poche un bout de journal et gentiment le tendait au bourreau qui le prit pour s’essuyer la queue.
— J’aime le bourreau et je fais l’amour avec lui, à l’aube !
Dans le jardin, écrasé par le bourreau ainsi pensa Érik :
« Pour un début, c’est magnifique. C’est une réussite. Il n’est pas beau, c’est une brute, il est velu, il a trente-cinq ans et c’est le bourreau. » Érik se le dit avec ironie, mais au fond il était grave, il reconnaissait le danger d’une telle
situation, surtout si elle est acceptée. Il l’accepta.
— J’accepte tout sans rien dire. Je mérite une décoration.
Quand il eut remonté et boutonné son pantalon, le bourreau lui tendit son étui où Érik prit une cigarette, sans rien dire, car il savait déjà que son geste, par la force de son élégance, voulait dire merci.
LE PÊCHEUR DE SUQUET (extrait)
Les trésors de cette nuit,
L’Irlande et ses révoltes,
Les rats musqués frayant dans la lande,
Une arche de lumière,
Le vin remonté de ton estomac,
La noce dans la vallée,
Au pommier en fleurs un pendu qui se balance,
Enfin cette région que l’on aborde le coeur dans la gorge,
Dans ta culotte protégée d’une aubépine en fleur.
De toutes parts les pèlerins descendent.
Ils contournent tes hanches où le soleil se couche,
Gravissent avec peine les pentes boisées de tes cuisses
Où même le jour il fait nuit.
Par d’herbeuses landes sous ta ceinture
Débouclée nous arrivons la gorge sèche
L’épaule et les pieds las, auprès de Lui.
Dans son rayonnement le temps même est voilé
D’un crêpe au-dessus duquel le Soleil, la Lune,
Et les étoiles, vos yeux, vos pleurs brillent peut-être.
Le Temps est sombre à son pied.
Rien n’y fleurit que d’étranges fleurs violettes
De ces bulbes rugueux.
À notre coeur, portons nos mains jointes
Et les poings sur nos dents.
Qu’est-ce t’aimer ?
J’ai peur de voir cette eau couler
Entre mes pauvres doigts.
Jen’ose l’avaler.
Ma bouche encor modèle une vaine colonne
Légère elle descend dans un brouillard d’automne.
J’arrive dans l’Amour comme on entre dans l’eau.
Les paumes en avant, aveuglé, mes sanglots
Retenus gonflent d’air ta présence en moi-même
Où ta présence est lourde, éternelle.
Je t’aime.
STEFAN GEORGE
(Allemand, 1868-1933)
Après ses études secondaires, Stefan George voyage beaucoup; il visita l’Angleterre, la Suisse romande, l’Italie du Nord et Paris où il fréquente le milieu symboliste. Il retourne en Allemagne où il termine ses études. Puis, il revient à Paris où il fonde et dirige la revue Feuilles pour l’art. Il crée autour de lui un cercle d’admirateurs fidèles et il publie successivement plusieurs recueils où il affirme que le poète est un guide, il se mérite même le titre de « poète führer ».
C’est en 1900 qu’il fait la connaissance d’un jeune garçon supérieurement doué, poète de surcroît, appelé Maximin. C’est pour le poète l’incarnation de la perfection divine, la beauté, le bonheur. Malheureusement, Maximin meurt au seuil de l’adolescence laissant Stefan George inconsolable de son départ. Par la suite, toute l‘œuvre du poète sera dominée par le tendre souvenir de l’enfant chéri.
Par sa poésie, il a renouvelé la langue allemande et il a exprimé son penchant pour la beauté masculine. Il termine sa vie dans une retraite où prédominait l’isolement un peu hautain et le mépris de la société de son temps.
LE SEPTIÈME ANNEAU
Enfant pour l’un, ami pour l’autre
Pour moi je te vois Dieu
Un frisson me l’a dit
À toi va ma ferveur.
Tu vins le dernier jour
Quand épuisé d’attendre
Et lassé de prières
Je sombrai dans la nuit.
Ton rayon fut le Signe
Un jet dans mes ténèbres
Et les moissons en fleurs
Qui levaient sous tes pas.
LE DISCIPLE
Vous parlez de plaisirs dont je n’ai pas l’envie
Je sens que dans mon coeur bat l’amour de mon Maître
Vous connaissez le tendre et le noble amour
Moi je vis pour mon noble Maître
Mieux qu’à tous les travaux prescrits dans vos jurandes
Mon adresse se plie au travail de mon Maître
Et j’en reçois l’honneur, car mon Maître est aimable
Moi je sers un aimable Maître.
Je sais qu’en des pays obscurs conduit la route
Où beaucoup ont péri ; pourtant avec mon Maître
Je défie les dangers : il est sage mon Maître,
Moi j’ai foi dans un Maître sage.
Et dut-il me priver de toute récompense
Ma récompense est dans les regards de mon Maître
Il en est de plus riche: mon Maître est le plus grand,
J’obéis au plus grand des Maîtres.
ÉGLOGUES ET LOUANGES (L’AÈDE)
La tête chevelue, ceinte d’un anneau blanc
Sur son épaule étroite un habit somptueux
Il s’avance, et ses doigts ont fait vibrer sa lyre
Il commence en tremblant, pudeur de sa jeunesse :
La chaleur a gagné les fronts chenus et graves
Le trouble et la rougeur enflamment les visages
Il s’incline devant l’accueil inespéré
Broches, colliers précieux ont quitté maints corsages
Pour tomber à ses pieds : souvenir mémorable
Qui vivra, tant dans l’arbre sacré pour fleurir.
Les jeunes filles entre elles en parlent avec feu,
Refoulant leur envie, les jeunes gens s’exaltent
Pour ce dieu de leurs nuits blanches et constellées.
LE TAPIS DE LA VIE
Je cherchais — dans la peine livide — mon trésor,
Des strophes où la plus profonde des douleurs
Roulerait, emportant des choses sourdes, vagues.
Alors un ange nu m’apparut sur le seuil
Il avançait, offrant à ma ferveur pensive
Une brassée fleurie, la plus riche; et ses doigts
N’avaient pas moins d’éclat que les fleurs d’amandier
Et les roses; des roses environnaient sa face.
Je n’ai pas aperçu de couronne à son front
Et sa voix ressemblait à peu près à la mienne;
« La Beauté de lavie m’a faitson émissaire,
Pour toi »; comme il disait ses mots dans unsourire
Il avait laissé choir des mimosas, des lys
Et quand je me baissai pour les prendre, je vis
Qu’il était lui aussi — à genoux; et baignait
tout mon visage heureux dans la fraîcheur des roses.
ARMAND GOUFFÉ
(1775-1845)
Chansonnier français dont les chansons, dit le gros Larousse, sont pleines de rondeur et de bonhomie. où il célèbre les joies épicuriennes. Autre particularité, Gouffé fut ministre des Finances sous le Directoire. Selon les auditoires, on changeait « garçonnet » en « fillette ».
UN JOUR UN GARÇONNET VIT…
Un jour, un garçonnet vit
Un rustre endormi sur sa couche;
Il était porteur d’un gros v… !
Le fripon y porta la bouche.
On ne peut guère l’excuser ;
Pourtant, que faut-il qu’on en dise?
Mes amis, doit-on l’accuser
De luxure ou de gourmandise?
JUCHÉ SUR UN NOVICE
Bien juché sur un novice,
Un vieux capucin en rut
Lui emboucha la malice.
Le jeunet en fut tout ému;
Faudra-t-il pour homicide
Faire punir le vieillard?
— Oui, vraiment, si l’on décide
Que le pénis est un poignard.
VIATCHESLAV IVANOVITCH IVANOV
(Russe, 1866-1949)
Philosophe, philologue et écrivain, Ivanov fit de remarquables études classiques en Allemagne. Très jeune, il épousa la sœur du garçon qu’il aimait passionnément. Il voyagea ensuite en Italie et s’installa à Rome pour poursuivre des études sur l’Antiquité. C’est là qu’il fit la connaissance de Lydia Zinovieva Annibal, une jeune femme talentueuse qui ne faisait pas cachette de ses
tendances lesbiennes. Par ailleurs, elle avait consenti un premier mariage pour être plus libre. Vite déçue par son mari, elle se jeta dans les études.
Entre elle et Ivanov, une attirance et une complicité mutuelles s’installèrent. Ils prirent la décision de divorcer chacun de leur côté et se remarièrent ensemble.
Vers cette époque, Ivanov commença à publier des essais philosophiques, des recueils de poésie. Il ne tarda pas à devenir le philosophe et le théoricien du symbolisme.
Ivanov et Annibal retournèrent alors à Saint-Pétersbourg et ils reçurent des intellectuels et des littéraires dans leur salon qui devint vite très fréquenté. C’est ainsi qu’ils firent la connaissance du poète Kousmine qui demeurait dans le même immeuble qu’eux. Kousmine est un poète qui s’adonnait à la musique avec passion et qui ne faisait pas un secret de son amour pour les bommes.
Lydia écrivait des romans dont les héroïnes étaient lesbiennes. Pendant ce temps, Ivanov vivait un intense amour avec le poète Serge Gorodetzky ; il lui consacre plusieurs poèmes dans son recueil Éros.
Son épouse Lydia décéda en 1907 et Ivanov fut très ébranlé par cette épreuve. Il quitta la Russie et s’installa de nouveau à Rome où il enseignait le russe. Entretemps, en 1924, il avait épousé la fille née du premier mariage
de Lydia. C’est en Italie qu’il écrivit deux de ses ouvrages majeurs, l’un sur Dostoïevski et l’autre, un grand poème philosophique L’homme. Il mourut
à Rome en 1949.
L’AMOUR
Nous sommes deux troncs allumés par l’orage,
Deux flammes dans les pins à minuit :
Deux météores dans les ténèbres qui fuient,
La flèche à deux dards d’un même destin !
Nous sommes deux coursiers : une seule main
Tiens le mors et durcit l’éperon ;
Nous sommes les deux yeux d’un même regard,
Les deux ailes frémissantes d’un seul rêve.
Nous sommes deux ombres affligées,
Penchées sur le marbre d’un tombeau divin
Où repose l’antique Beauté.
La bouche à deux voix de mêmes mystères,
Pour nous-mêmes tous deux un seul Sphinx.
Nous sommes les deux bras d’une seule croix.