Petite anthologie des textes érotiques masculins de Jean Ferguson.
BION
(Grec, environ 300 avant notre ère)
On sait vraiment peu de choses sur Bion. Il serait né à Smyrne. Il aurait vécu à Alexandrie et il se spécialisa dans les conversations de bergers qu’il relata dans des vers pleins de grâce et de volupté.
CHANT FUNÈBRE EN L’HONNEUR D’ADONIS
(Ici, Kypris est un des surnoms d’Aphrodite, née de l’écume des flots, près de l’île de Chypre.)
Oui, Kypris a perdu son garçon merveilleux.
Elle a en même temps perdu son admirable beauté.
Quand vivait Adonis, sa beauté était parfaite
Mais avec lui est disparu de nos yeux son charme.
« Malheur! Malheur! Kypris! • disent les monts en chœur,
Et les chênes ont dit : « Hélas pour Adonis! »
Sur Aphrodite en deuil, voilà que se lamentent les fleuves,
Et les sources des monts pleurent sur Adonis.
Le chagrin a rougi les pétales des fleurs.
Cythère dans ses vallées lance son chant de douleur :
« Hélas! Ô Cythérée! Mort est le bel Adonis! »
Il n’y a personne qui ne dirait « Hélas! », qui ne retiendrait ses larmes
Sur la cruelle destinée de l’amour de Kypris ?
Quand ses yeux ont vu la blessure mortelle
Et le sang qui rougit la cuisse lacérée,
Elle pleure, elle ouvre ses bras : « Adonis! Arrête,
Infortuné Adonis! Arrête, redit-elle
Que je m’approche encore pour une dernière fois,
Et, nos lèvres sur nos lèvres, dans mes bras, je te serre.
Pour un instant, réveille-toi de nouveau, Adonis,
Redonne-moi encore un ultime baiser,
Un baiser et aussi longtemps qu’il durera
Jusqu’à perdre ton âme entre mes lèvres toujours
Et que ton souffle s’exalte au fond de mon coeur,
Que je tire de toi un enchantement très doux,
Et que je boive ton amour à ton corps jusqu’à la dernière goutte!
Je garderai en moi ce baiser de la même façon
Dont je t’aurais gardé, ô toi qui t’enfuis,
Qui t’enfuit si loin jusqu’aux rives extrêmes
Où règne le maître amer et terrible,
Même si moi qui suis malheureuse je dois continuer à vivre
Parce que je suis immortelle, je ne peux te rejoindre.
Ô Perséphone, je te donne l’époux qui était mien :
Ta puissance surpasse la mienne
Et tout ce qui est beau t’appartient.
Le malheur est sur ma tête et ma peine est immense.
Je pleure Adonis que m’a ravi la mort.
Ah! Je crains tout de toi, ô Perséphone!
Toi, mon plaisir bien-aimé tu es mort,
Mon bonheur s’est envolé comme un rêve,
Kypris est sans époux, les Amours sont abandonnés,
Ma ceinture avec toi s’est détachée.
Imprudent, pourquoi cette chasse qui t’enlève à moi ?
Pourquoi, toi qui étais si beau, as-tu voulu
Follement te mesurer avec un fauve ?
Ainsi sanglotait Kypris et les Amours l’accompagnaient :
« Il est mort, le bel Adonis! Hélas! Ô Aphrodite! »
La reine de Paphos répand autant de larmes
Que le bel Adonis a répandu de sang.
Et les deux sur le sol se transforment en fleurs,
L’anémone des larmes et la rose du sang.
« Ah! Je pleure Adonis. Il est mort le bel Adonis! »
Kypris, ne pleure plus ton époux dans les bois.
C’est un lit bien mauvais qu’un lit où les feuilles sont absentes.
Même mort, ce que veut Adonis, c’est ton propre lit;
Même mort, il est toujours aussi beau, beau comme s’il sommeillait.
Mets-le dans les draps fins où il venait dormir,
Où il s’étendait toute la nuit auprès de toi.
et prenait ardemment la loi du plaisir
Sur cette couche dorée qui brûle de recevoir
Encore ton Adonis blessé.
Jette-lui la couronne et les fleurs
Et que ces mêmes fleurs meurent de la même manière qu’il est mort.
Verse-lui les huiles parfumées, les baumes de Syrie :
Que s’évaporent ces parfums sur celui qui fut ton amour!
Le charmant Adonis repose sur des voiles pourpres;
Autour de lui les Amours pleurent et gémissent.
En l’honneur d’Adonis, on coupe les cheveux.
Celui-ci dépose ses flèches sur la couche funèbre;
L’autre son arc, un autre encore sa plume
Et puis le carquois.
L’un a ôté la sandale du mort,
L’autre apporte de l’eau dans une cuvette d’or,
Et l’autre vient laver la cuisse ensanglantée.
Et le dernier se tient debout derrière lui.
De ses ailes, il évente Adonis.
Hélas, ô Aphrodite, les Amours ont gémi.
CONSTANTIN CAVAFY
(Grec, 1863-1933)
La vie de Constantin Cavafy tient en peu de mots, car il a mené une vie tranquille et retirée. Il est né à Alexandrie et il devint un modeste employé au service de l’Irrigation. Écrivain d’une modestie exemplaire, il a peu publié de son vivant, peut-être pensait-il que ses thèmes ne seraient pas bien reçus. Il polissait sans cesse ses poèmes qu’il écrivait dans une langue simple, son esprit étant nourri aux sources de l’hellénisme asiatique et africain. Ses écrits sont nettement orientés vers ses aventures amoureuses et l’observation des garçons. Marguerite Yourcenar dans un remarquable essai sur l’écrivain a prétendu que les poèmes de Cavafy ressemblent aux cafés du Proche Orient fréquentés uniquement par des hommes. Cavafy a terminé sa vie à Athènes.
TRANSITION
Lorsqu’il était écolier,
il imaginait ces choses avec appréhension.
Et voilà qu’elles viennent à lui;
et il passe ses nuits à errer dehors :
il se laisse inviter.
Et comme c’est dans l’ordre des choses,
son sang,
son sang jeune et fougueux,
se laisse entraîner dans le sillage de la volupté.
Son corps est conquis par l’ivresse
d’un amour défendu
et ses jeunes membres goûtent l’extrême plaisir.
Et c’est comme ça qu’un enfant candide
accroche nos regards et en un instant
il traverse lui aussi les Hautes Sphères de la Poésie,
le lascif enfant au sang jeune et fougueux…
DANS L’ESCALIER
Je descendais dans l’escalier
de ce lieu de mauvaise renommée,
tu entrais par la porte.
L’espace d’un moment,
j’ai entrevu ton visage inconnu et tu as observé le mien.
J’ai alors fui ton regard en me dissimulant.
Tu es passé rapidement et toi aussi tu as caché ton visage.
Ensuite, tu t’es faufilé dans la maison de passe
où tu n’as certainement pas trouvé plus de plaisir
que moi j’en ai trouvé.
Pourtant l’amour que tu cherchais,
j’aurais pu te le donner,
l’amour que tu cherchais tant,
(et je l’ai bien vu dans tes yeux blasés)
tu aurais pu me le donner.
Nos corps se sont sentis,
ils se cherchaient.
Notre sang et notre peau se sont désirés.
Mais nous nous sommes cachés l’un de l’autre,
pleins de trouble.
HABITER CE POÈME
Il devait être une heure, une heure et demie du matin.
Dans un coin du bistrot,
derrière la séparation de planches.
li ne restait que nous deux
les autres étaient partis laissant l’endroit
complètement vide,
lieu faiblement éclairé
par la lueur d’une lampe.
Le jeune serveur s’était assoupi près de la porte.
Personne ne nous observait,
d’ailleurs nous étions si emportés par notre désir
que nous n’aurions plus été capables de nous retenir.
Nos vêtements s’entrouvrirent,
nous en avions bien peu, car juillet était torride.
Griserie de la chair dans l’ouverture de nos vêtements,
fulguration de la chair nue
dont la vision a traversé vingt-six années
et qui vient aujourd’hui habiter ce poème…
D’UNE NUIT
La chambre était commune et miteuse,
cachée en haut de l’interlope gargote.
Par la fenêtre, on apercevait la ruelle,
une ruelle étroite et sale…
D’en bas, montaient vers nous les voix bruyantes d’ouvriers
jouant aux cartes ou qui faisaient la fête.
Et là, dans le modeste lit des travailleurs,
je possédais la forme même de l’amour,
je possédais les lèvres rouges et sensuelles de l’ivresse,
une ivresse si grande qu’aujourd’hui encore,
où, après tant d’années, dans ma maison déserte
j’écris ces lignes, je redeviens ivre.
INTENSÉMENT
J’ai si intensément contemplé la beauté,
que ma vue enchantée en est toute remplie.
Lignes du corps. Lèvres de rose. Membres délicats.
Boucles — sans doute dérobées à des statues antiques,
— toujours gracieuses, même dépeignées,
et qui, sur les fronts blancs, un peu retombent.
Visages de l’amour, tels que les désirait
ma poésie, dans les nuits de ma jeunesse —
secrètement, dans ces nuits, rencontrés…
SUR UNE IMAGE
À mon travail, avec amour je consacre ma vie.
Mais aujourd’hui, de la lenteur de la composition,
je suis lassé.
C’est sans doute le temps qui en est la cause.
La journée constamment s’assombrit.
Sans cesse, il pleut et il vente.
À la magie du verbe, je préfère celle de la vue.
Maintenant, sur l’image que voici,
je contemple un bel enfant, qui au bord d’une source
s’est étendu, fatigué de sa course vagabonde.
Qu’il est beau, cet enfant, et quel céleste après-midi
dans sa chaude caresse l’a endormi!
Longtemps, je reste là, à regarder la ravissante image.
Ainsi, dans la contemplation de l’art,
je me délasse de mes travaux.
HEURE DU SOIR
Amours, qui ne pouvaient qu’être éphémères…
L’expérience des années me le prouve.
Pourtant, comme le Sort soudainement
les a interrompues!
Ah, il n’a pas duré longtemps, notre bonheur!
Mais combien merveilleux furent les philtres,
sur quelle divine couche nous sommes-nous aimés,
à quels divins transports nos corps se donnèrent-ils!
Un écho de ces jours de volupté,
de ces beaux jours, un écho m’est revenu;
comme un reflet du feu qui embrasait
notre double jeunesse; une très vieille lettre, retrouvée,
je l’ai lue et relue, jusqu’à l’heure
où la lumière vint à manquer.
Et, tristement, je suis sorti sur le balcon,
je suis sorti pour changer de pensées,
en regardant un peu
le va-et-vient des magasins et de la rue,
un peu de cette Ville tant aimée.
SUR DES YEUX GRIS
En regardant une opale de nuance grise,
je me suis rappelé deux beaux yeux gris
que j’ai connus… C’était il y a vingt ans, je crois.
Pendant un mois nous nous sommes aimés.
Puis, son départ pour Smyrne — était-ce bien Smyrne? —
pour y chercher fortune…
Et jamais plus je ne revis ses traits.
Ils ont dû ternir, s’ils sont encore vivants,
les beaux yeux gris,
il a dû se faner, le beau visage…
Toi, ma mémoire, conserve-les tels qu’ils étaient alors;
et rends-moi, ô mémoire, de cet amour)
rends-moi, de lui, tout ce que tu pourras, ce soir.