Un sourire d’enfer 55
Un sourire d’enfer 55
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Bordeaux Beach
À mon arrivée à Bordeaux, j’ai affirmé à ceux qui me questionnaient me considérer comme un prisonnier politique.
Je leur ai raconté mon histoire, même si je savais qu’en prison parler de relations sexuelles avec des mineurs, c’est t’assurer de faire du temps dur, d’autant plus que étais dans l’aile commune.
On oublie de considérer que le système décide ce qui est majeur et mineur, comme si le temps se coupait au couteau et que tout le monde a la même notion de la capacité de conscience et de décision.
Les gars ont tout de suite été solidaires. À leur avis, plusieurs prisonniers étaient incarcérés pour des raisons politiques camouflées derrière des raisons criminelles. Un autre individu, condamné par la CECO, disait être lui aussi un prisonnier politique. J’avais trop peur de la mafia pour me mêler de ça, mais je voulais bien savoir pourquoi il pensait ainsi. Sept ans de journalisme, ça développe le sens de la curiosité.
Au cours des premiers jours, les gardiens étaient assez baveux, surtout l’équipe du soir. Ils n’ont absolument rien à faire de la nuit, à part écœurer des prisonniers sans défense et se plaindre de toujours être fatigués. Le matin, au réveil, tu ne pouvais absolument rien leur demander. Il fallait attendre l’équipe de jour qui, elle, n’était pas composée de policiers qui viennent se chercher un deuxième emploi, un deuxième salaire, en devenant gardien de nuit.
Les gardiens de nuit étaient plus mordus pour le rétablissement de la peine de mort. Sans peine de mort, ils ont toujours la chienne qu’en ayant abusé d’un prisonnier il s’en trouve un pour aller les descendre comme cela s’est déjà produit.
Tout a changé quand j’ai rencontré un professeur. Je suis vite devenu son ami. Il connaissait très bien le ministre de la Justice, Jérôme Choquette. Il pouvait, disait-il, le rencontrer aussi souvent et aussi vite qu’il le voulait.
Je ne lui a pas caché mon mépris non seulement de Choquette, mais aussi de Bourassa. Roger tenta de me les faire voir sous un nouvel éclairage, mais ce ne fut pas un succès.
J’ai hésité à continuer d’être ami avec lui, mais Roger était très sympathique, très humain et très agréable de discussion. On n’a pas 10,000 amis en prison. Quand on en a un, c’est important de la garder. Pourquoi serais-je assez fou pour ne pas garder un ami sous prétexte qu’il connaît un ministre que je n’aime pas. Nous discutions d’ailleurs très peu de politique. Les sujets étaient tout naturellement orientés vers l’éducation et la religion.
Roger était très intéressé par ma notion de liberté en éducation.
Dans ce dernier domaine, j’étais plus conservateur que Suzanne, car je croyais encore dans une forme de discipline.
Cependant, ma tolérance était beaucoup plus profonde ou large que la plupart du monde. Ma limite était la violence ou la domination. On peut être égal aux jeunes dans nos relations avec eux, mais dans une situation de parent ou de prof, on ne peut pas échapper à la nécessité d’établir des frontières qui soient justifiées. On devient automatiquement l’AUTORITÉ.
Pourquoi telle ou telle règle est-elle le fondement de notre façon d’agir ? Est-ce que cette règle est justifiée ? Les jeunes expérimentent la vie et se fient sur notre expérience pour les aider à définir leurs propres valeurs. Qu’on le veuille ou non, en devenant parent, on est plus leurs égaux. Plusieurs parents s’imaginent d’ailleurs à tort être les propriétaires de leurs enfants.
Roger concevait son internement comme moi : trois mois à aider les moins instruits ; trois mois à connaître des gars souvent très charmants ; trois mois à chercher moyen de ne pas s’ennuyer.
En prison, la monotonie est écrasante. Il vient un temps où tu ne sais plus comment l’étouffer. C’est bien beau les cartes, la télévision, les poids et altères ; tu t’ennuies de ceux que tu aimes, tu trouves le temps long ; tu te sens impatient, car même pour téléphoner, tu dois obtenir la permission.
Le bruit des portes est infernal. On te garroche ta ration de cigarettes comme si tu étais un chien. On fouille ta cellule pour s’assurer que tu n’as pas deux couvertures, même si tu gèles la nuit. La prison, c’est perdre ta dignité.
Cependant, il faut dire admettre qu’à Bordeaux, c’était tout de même bien moins dur qu’en 1963 à St-Joseph de Beauce.
Il est possible de se faire très vite des amis et de passer quelques mois agréables. C’est ce que je me suis forcé de faire. J’ai reluqué ceux que je trouvais beaux. J’ai assisté à une soirée des AA pour connaître ce mouvement.
Le nombre de copains a vite grandi, mais nous étions trois inséparables : Roger, dont j’ai déjà parlé. Jérôme, quant à lui, était comme par hasard, un petit industriel, organisateur du parti Conservateur, incarcéré parce qu’il n’avait pas payé ses billets de circulation Il y avait aussi Éric.
Jérôme m’a appris qu’en 1972 le parti aurait tenu une réunion spéciale à Montréal pour réagir à un candidat farfelu à Sherbrooke. De toute évidence, c’était moi, le rhinocéros. La belle époque de l’humour. J’étais flatté de l’apprendre.
Nous avons discuté de politique. Jérôme prenait très mal son incarcération. S’il avait été en prison une semaine de plus je crois qu’il serait devenu fou. Il était préoccupé par sa famille et le fait qu’il s’aventurait dans une nouvelle production dans son commerce.
Je ne lui ai pas caché ce que je pensais de la venue de la reine Élizabeth aux Olympiques : « C’est encore une provocation de Trudeau (père) pour justifier la répression. Il espère qu’elle se fasse tuer au Québec, cela permettrait à l’armée de refaire le coup d’octobre 1970. L’unité canadienne à la Trudeau ne peut pas se réaliser sans un coup militaire qui fasse disparaître les indépendantistes. Il provoque ainsi depuis toujours. Certains qui l’ont connu plus jeune m’ont raconté qu’il se rendait dans les quartiers pauvres avec son gros char pour écœurer les gens, en espérant qu’ainsi ils se réveilleraient. Trudeau déteste les Québécois. Comme disait mon père, il a été élu parce qu’il a promis aux Anglais de nous asseoir et au lieu de nous assommer, il nous a réveillés.»
Quant à Éric, il travaillait à la gare des chemins de fer. Sa grande obsession : repérer les gais et surtout ne pas perdre un seul de leurs gestes. Pas le moindrement clignement de paupière ne lui échappait. Il était tout œil et toute ouïe. Rien ne lui échappait.
Finalement, Augusto était un jeune espagnol qui avait été arrêté pour le pot, je crois. Il parlait très peu et nous rejoignait pour jouer aux cartes. C’était mon partenaire habituel.
En prison, c’est toujours la même chose. Heureusement, ce ne sont pas toujours les mêmes prisonniers. La tôle, ça te rend forcément plus cordial, plus amical.
Nous passions l’avant-midi à marcher et discuter ou encore plus longtemps à regarder la télévision commune.
À la même époque, le canal 10 présentait une annonce dans laquelle un petit bonhomme franchissait un appartement avant de sauter et apparaître complètement nu. Les scrupuleux sont assez fous pour vêtir même les bébés, mais celle-ci leur a échappé. C’était très surprenant. Je ne sais pas pourquoi mais j’étais accroché à cette publicité. Ce nu me rassurait intérieurement. Peut-être qu’un jour les humains seront moins fous quand il est question de sexualité? Serait-ce que la prison nous rend encore plus vicieux ? Tant qu’à payer, autant en profiter un peu avant.
L’après-midi, je passais la plupart de mon temps à lire ou à écrire. J’ai fait une nouvelle littéraire : Dead City ; une histoire de camp de concentration pour francophones dans l’Ouest.
J’écrivais aussi des tentatives de petites fables pour nos petits. Cela leur plaisait beaucoup quoique Yanie trouvait que je dessinais mal. Ce fut toujours vrai. J’aurais voulu marier la poésie et le dessin. Ce n’était pas une découverte, Gaston Gouin le faisait bien avant moi. C’était une expérience qui m’intéressait, mais je suis encore plus tarte dans les arts que dans l’écriture.
J’ai aussi fait connaissance en prison de personnages gais comme dans les textes de Tremblay. La duchesse m’a bien plus et je l’ai refilé aux « grandes » qui vivaient dans notre aile.
Même si je trouvais le temps long, je ne réagissais pas à la prison comme en 1963 alors que je me sentais coupable de tous les crimes de la terre. Je ne me sentais plus coupable et j’étais bien moins scrupuleux. J’aurais au contraire eu un « oui » facile.
Puisque les petits n’étaient pas condamnés à crever de faim, je pouvais respirer. Je prenais mon nouveau rôle de père artificiel bien au sérieux, trop même. J’étais conservateur dans mon éducation donnée et parfois autoritaire, soit le contraire de ce que j’ai toujours prêché. Cette fois ce n’était pas de la théorie, les problèmes étaient réels.
Il n’en était pas de même pour Jérôme qui, prit de remords, courait chaque jour plus vite à la dépression nerveuse. Évidemment, il s’est converti et Dieu qui est devenu toute sa vie. Je me suis alors rendu compte qu’il s’agit d’une réaction moins individuelle et particulière que je l’aurais cru.
La prison a souvent des effets régressifs, surtout religieux, la première fois qu’on y va.
Je faisais mon temps de façon assez agréable. Ma bonne vieille paranoïa d’un rêve dans lequel je me faisais tuer juste après avoir dit que j’aurais été mieux de rester en prison n’arrivait même plus à me rendre malheureux. Ce n’était pas masochiste, mais je n’avais pas à avoir honte. La honte est la pire infamie qui s’attaque à l’estime de soi. C’est le meilleur moyen pour nous rendre esclaves des autres.
Parfois, je craignais que la prison soit le prolongement du « piège politique », s’il y en avait un. Je me reprochais de parler avec Roger et Jérôme, puis, j’envoyais promener cette peur. Même si j’aurais parlé à un infiltré de la police que pouvais-je dire de si grave, sinon leur apprendre ce qu’ils savent déjà, soit que je suis en pleine guerre avec les libéraux et le fédéral.
Je commençais à croire que tout ça était complètement fou. Un genre de cauchemar. Pourquoi un si gros système s’occuperait-il d’un petit baveux comme moi ? Pourquoi toutes mes bibittes ne seraient-elles pas imaginaires ? Pourquoi Gaston Gouin ne serait-il pas mort dans un vrai accident ?
Pourtant, que la police me maudisse la raclée, qu’une auto nous rentre dedans alors qu’on voit le chauffeur qui semble le faire exprès, ça n’a rien d’une illusion. Ce sont des faits. Mais, comme disait Suzanne, tout ça n’a pas de sens, simplement parce que je suis seulement un ti-cul.
J’étais bien avec les prisonniers. C’est ton rapport avec les autres qui fait toute la différence en prison. Si tu tombes sur un groupe qui te fait manger tes bas, le temps est éternel ; mais si les autres sont gentils, ce n’est pas pire qu’ailleurs.
J’aimais jouer aux cartes et faire de l’exercice physique. Je pouvais ainsi observer un prisonnier qui avait manifestement un goût des plus jeunes. Certains de ses petits serins m’auraient vraiment plu, mais comment avoir des relations sexuelle en prison, tu es toujours surveillé. C’est ça la prison, selon le philosophe Foucault. Ne pas réussir à se sauver du regard de l’autre. L’œil de Dieu, scrutateur et vengeur.
J’aurais bien voulu comme Jean Genêt tomber en amour avec un prisonnier. Cela était impossible. Pourtant, plusieurs pensaient que j’étais le petit amant de Jérôme. Celui-ci était assez gros et bien bâti pour décourager tout concurrent un peu entreprenant, mais en réalité c’était de la soie.
C’est ainsi qu’une fois, Ti-Noir fut très heureux de se retrouver seul dans ma cellule. Il n’avait pas tellement élaboré son baratin. Les propositions pour que l’on se retrouve à la Baie James commençait quand Jérôme est arrivé. Ti-Noir rampait sur le plancher. C’était comme s’il essayait de « cocuer » Jérôme. Pauvre Jérôme, il ne comprenait pas pourquoi il lui avait tant fait peur. J’ai dû lui expliquer.
Jérôme faisait semblant dans la salle publique d’être « mon sugar dady ». Tout le monde l’a cru, d’autant plus que nous étions presque toujours ensemble. Quelle farce monumentale ! Jérôme était anti-gai.
Grâce à ces farces, j’ai pu lui faire comprendre qu’il n’y a rien de méprisant ou de honteux à être gai. Nous en avons souvent discuté et il semblait avoir perdu ses préjugés quand il quitta la prison.